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juillet 2012

27 juillet 2012

Manifeste de solidarité avec le Professeur Kazdaghli et les universitaires tunisiens

Il n’existe pas de synthèse accessible sur l’histoire de la Tunisie contemporaine comme on en dispose pour l’Algérie (Benjamin Stora, dans la collection « Repères » de La Découverte), pour la Turquie (Hamit Bozarslan, dans la même collection), ou pour le Maroc (Pierre Vermeren, idem). Cette lacune, alors même que la Tunisie fut pionnière dans le mouvement du « printemps arabe », ne permet pas d’apprécier à sa juste gravité ce qui se déroule aujourd’hui dans les universités tunisiennes. Une pétition vient d’être diffusée en France et dans le monde afin d’alerter sur les menaces consérables pesant sur les libertés académiques. La voici (dans la version longue de la note).

Vincent Duclert 

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Alep la multiple

Blog alep
La bataille d’Alep, qui apparaît décisive pour la victoire de la rébellion syrienne et le sort du pouvoir baasiste acculé implique une très grande cité du Moyen-Orient, une ville des communautés religieuses mêlées, musulmanes, juives, chrétiennes, des langues qui se répondent, arabe, syriaque, français, anglais, des architectures qui se croisent, des mosquées et des rues pleines d’une activité incessante et fiévreuse, la ville où habita le Prophète qui abreuvait les pauvres avec le lait de ses nombreux troupeaux de brebis (selon Ibn Battuta, 1304) et d’où est venu son nom, du verbe « traire ».

« Alep la multiple », a écrit Marie Seurat, la femme du chercheur assassiné au Liban par des fondamentalistes, dans un splendide ouvrage de textes et de photos, une « promenade à Alep », dans ces quartiers qu’elle a tant connus avant de connaître l’exil (Salons, coton, révolutions…, 1995, Le Seuil, 223 p., 25,90 €). C'est la ville où le romancier juif autrichien Franz Werfel décida d’écrire sa grande fresque romanesque sur le génocide arménien, Les quarante jours du Musa Dagh (1933) après avoir été le témoin, en 1929, du « spectacle désolant d’enfants de réfugiés, […], mutilés et minés par la faim ». Alep mérite de vivre, et libre.

Vincent Duclert

 

L'expérience britannique

Le 25 juillet, à quelques jours de l’ouverture de la grande fête des JO de Londres, Le Monde informait ses lecteurs de la poursuite de la récession au Royaume-Uni. « Le chiffre a surpris les analystes. Le Royaume-Uni s'est en effet enfoncé davantage dans la récession au deuxième trimestre, enregistrant un nouveau recul de son produit intérieur brut (PIB), de -0,7 %, selon une première estimation publiée mercredi par l'Office des statistiques nationales. Les prévisions des analystes compilées par Dow Jones tablaient sur - 0,3 %. »

Blog tombs
Encore une manœuvre des mangeurs de grenouilles pour assombrir la liesse anglaise ? Nullement, même si les relations entre la France et le Royaume-Uni sont historiquement celles d’ « ennemis intimes », pour reprendre l’expression qui sous-titre l’étude de deux historiens britanniques grands connaisseurs de l’histoire française, Robert et Isabelle Tombs (traduit de l’anglais par Christophe Jaquet, coll. « La France et le monde », 503 p., 29,90 €). La réalité économique est hélas plus triviale, et bien décrite dans l’ouvrage déjà mentionné de Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise maintenant ! (aux éditions Flammarion), dont La Recherche publiera une analyse dans son numéro de rentrée. Un peu de patience…. Mais on ne peut pas, ici, ignorer les quelques pages que le Prix Nobel d’économie 2008 consacre à « l’expérience britannique ». Celles-ci sont terribles pour le gouvernement actuel. Alors que rien n’obligeait le Royaume-Uni à se lancer dans une politique d’austérité – contrairement aux pays qui le font sous contrainte comme la Grèce, l’Irlande ou l’Espagne -, James Cameron s’est lancé avec détermination dans la réduction de la dépense publique, simplement parce qu’elle accroît la « confiance ». Résultat, cette confiance tant recherchée a fini par fondre, chez les investisseurs comme chez les consommateurs. « Il en résulte que l’économie britannique demeure profondément déprimée à ce jour », écrit encore Krugman qui ajoute : « à l’heure où j’écris ces lignes [début 2012], il semble bien que le pays soit en train d’entrer dans une phase nouvelle de récession ». Economiquement parlant, rien n’obligeait le gouvernement à engager cette politique d’austérité, d’autant plus qu’avec le contrôle national de la monnaie, le Royaume-Uni dispose d’outils dont sont privés actuellement la Grèce ou l’Espagne (ce qui ne veut pas dire que la sortie de l’euro, extrêmement couteuse politiquement et financièrement, serait la bonne solution pour ces pays). Voici l’exemple de dirigeants qui ont plongé une économie qui résistait à la crise dans une forte dépression, au nom de la « fée confiance » brutalement changée en sorcière. Mais c’est un économiste américain qui le dit. Il reconnaît toutefois que la Bank of England « n’a jamais cessé de faire son possible pour atténuer le marasme. Elle mérite pour cela des louanges, parce qu’il n’a pas manqué de voix pour exiger qu’à l’austérité budgétaire s’ajoute la hausse des taux d’intérêt. »

Vincent Duclert

 

Enquêtes sur la consommation

Blog consomm
Réfléchir à la relance implique de connaître consommateurs et consommation. Ici l’économique croise le social, le politique et même le psychologique, entre dimension individuelle et collective, allant du terrain français à l’exemple américain à la fois modèle et repoussoir. C’est l’objet de L’histoire de la consommation que propose, à La Découverte (coll. « Repères », 128 p., 10 €), Marie-Emmanuelle Chessel, directrice de recherche au CNRS. Celle-ci avait auparavant dirigé avec plusieurs de ses collègues une étude collective sur Consommation et politique en Europe et aux Etats-Unis au XXe siècle (coll. « L’espace de l’histoire », 2004, 424 p., 26 €).

Blog consomm 3

 

 

La crise espagnole

Blog espagne
Dans un collectif achevé en 2009 et publié aux éditions Armand Colin, Histoire de l’Espagne contemporaine de 1808 à nos jours (coll. « U », 334 p., 30,50 €), Jordi Canal, qui en assura la direction, soulignait le poids de la crise, dès 2008, sur les évolutions sociales et politiques. L’approfondissement de la dépression, où la crise financière est venue ces dernières semaines aggraver la crise sociale (avec des taux de chômage record), est un véritable défi pour la démocratie espagnole mais aussi pour l’Europe contrainte de s’interroger sur ses capacités de réaction commune à la destruction massive des emplois.

Vincent Duclert

 

26 juillet 2012

Sur les toits de New York

Blog toits
Après un Master d’architecture à Harvard, Alex Maclean a fondé à Boston en 1975 Landslides, une agence spécialisée dans la photographie aérienne. La Découverte a publié en 2008 le résultat de l’une de ses campagnes effectuée au-dessus des Etats-Unis, Way of Life : une absurdité écologique. Le Blog des Livres en avait rendu compte à l’époque. Voici que le même éditeur, associé aux éditions Dominique Carré, sort un deuxième volume des superbes images de Maclean dotées d’un pouvoir de démonstration hors-pair. Cette fois, le photographe se saisit d’un espace ignoré et pourtant considérable et depuis peu stratégique, les toits de New York (Espaces cachés à ciel ouvert, traduit par Bruno Gendre, 240 p., 42 €). De la ville capitale on connaît en effet les façades des immeubles, les rues et avenues, les places et les parcs, les ponts et les rives. On imagine rarement combien les toits de New York, d’une superficie bien supérieure aux espaces perçus par le citadin, recèlent de paysages et de fonctions diverses, terrasses, jardins, potagers, piscines. Et pour les simples toit-terrasses, désormais la couleur est au blanc, manière de contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique : New-York transformé en vaste banquise ou forêt amazonienne, au choix ! Ces choix blanc-vert constitue l’une des initiatives du maire actuel, auquel rend hommage le préfacier, spécialiste de l’architecture au Boston Globe. Michael Bloomberg a fait de New York une grande cité écologique (enfin, presque...), promoteur de la fameuse High Line, une ancienne voie ferrée qui élève le piéton vers les espaces miraculeux des toits de la ville, nouvel eldorado pour une nation toujours en quête de nouvelles frontières. Ce livre est une merveille de découvertes, une mine d’informations concentrées sur chaque image. On recommandera la dernière section consacrée à Quelques bizarreries dont une maquette en taille réelle de biplan posé à l'extrémité d'une piste synthétique : le promoteur de l'imeuble souhaitait offrir quelque chose d'original aux spectateurs des grandes tours voisines ! Il pourra exposer maintenant le petit hélicoptère Robinson R22 qu'a utilisé Maclean pour ses prises de vue. 

Vincent Duclert

 

24 juillet 2012

The Conscience of a Liberal

Blog Krugman us
Le redoutable rédacteur en chef de La Recherche m’a demandé de rendre compte, pour le numéro qui arrivera fin août dans les kiosques, de la parution en cette rentrée de la traduction du dernier livre de l’économiste américain Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise maintenant ! (aux éditions Flammarion). Il faudra attendre encore quelques semaines pour connaître ma lecture d’un livre d’une intense actualité, avec la dégradation de la situation espagnole et l’impossible redressement grec au vu de la purge des déficits imposée à ce pays par une orthodoxie financière cheminant au bord de la falaise.

Paul Krugman est l’auteur d’un des blogs les plus réputés en matière intellectuelle aux Etats-Unis et dans le monde (http://krugman.blogs.nytimes.com/). D’une grande sobriété (qui contraste avec l’incroyable couverture seventies de son End this Depression Now !), il porte comme titre The Conscience of a Liberal, une expression que Paul Chemla a traduite par « la conscience d’un démocrate » (dans l’ouvrage L’Amérique que nous voulons, Paris, Flammarion, 2008, 353 p., 22 € ; le titre de l’édition originale parue l’année précédente est précisément : The Conscience of a Liberal). Mais il s’agissait de ne pas créer de confusion dans l’esprit du public français. Ce merveilleux traducteur s’en explique au début du livre dans une note consacrée aux « candidats libéraux », « des liberals, “les libéraux” au sens américain, c’est-à-dire  les élus et personnalités politiques les plus à gauche, les plus favorables à l’Etat-Providence, aux dépenses sociales, à l’action réglementaire de l’Etat. Bref, le contraire des “libéraux” au sens européen, qui sont de droite et se définissent par leur hostilité à tout cela ». C’est ainsi qu’il convient de traduire « liberal » par « progressiste » ou, ici, « démocrate ».

Blog amérique
L’Amérique que nous voulons
se présentait comme une critique implacable du monde des néo-républicains. End this Depression Now ! ne ménage pas ses critiques sur l’administration Obama tout en dégageant, comme pour le précédent livre, un ensemble de pistes concrètes et une méthode pour sortir de la crise. Encore un peu de patience….

Vincent Duclert

 

22 juillet 2012

L'Europe entre Hitler et Staline

Le Président de la République s’est rendu ce matin dans le XVe arrondissement, là où s’élevait le Vélodrome d’Hiver où furent internées les familles juives raflées les 16 et 17 juillet 1942 à Paris par la police française, avant leur transfert dans des camps puis leur déportation à Auschwitz-Birkenau. Dans son discours, François Hollande s’est placé dans les pas de Jacques Chirac et de sa déclaration historique du 15 juillet 1995. (http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2012/discours-du-president-de-la-republique-pour-le.13674.html)

 

Blog terres de sang
Les 13 000 victimes de cet acte irréparable pour la France éclairent le destin des 14 millions d’êtres humains massacrés entre 1933 et 1945, principalement par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne, sur un territoire qui s’étend de la Pologne centrale à la Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes et que Timothy Snyder, professeur à l’Université de Yale, nomme les « terres de sang ». C’est le titre de sa considérable étude publiée aux Etats-Unis en 2010 et traduit en 2012 par Pierre-Emmanuel Dauzat pour les éditions Gallimard (coll. « Bibliothèque des histoires », 711 p., 32 €). La famine organisée en Ukraine par Staline pour détruire la classe des koulaks, que le juriste Raphael Lemkin identifia comme « l’exemple classique du génocide soviétique », débuta ces tueries en masse au sein desquelles prend place la Solution finale, elle-même divisée entre un processus de massacres à grande échelle sur le front de l’Est et un processus d’extermination industrielle qui s’appliqua notamment aux Juifs raflés en Europe occidentale. Si Timothy Snyder, après avoir établi cette succession de destruction à laquelle les nazis aussi bien que les staliniens soumirent les mêmes pays à quelques mois où à quelques années de distance, souligna la pertinence de la comparaison entre ces politiques de massacres de masse, il n’en oublia pas non plus de s’arrêter aux victimes, dans leur singularité lorsqu’il est possible de les nommer, de raconter leur brève existence et leur mort dans des souffrances insondables, elles que l’humanité a très largement oubliées. Seuls demeurent de rares écrits de témoins qui ont voulu voir ce que l’Europe et le monde avaient choisi d’ignorer, ce « petit groupe d’écrivains européens » auquel Snyder rend hommage et sur lesquels il appuie son enquête, Anna Akhmatova, Hannah Arendt, Józef Czapski, Günter Grass, Gareth Jones, Arthur Koestler, Georges Orwell, Alexander Weissberg. « Ce qu’ils ont en commun, c’est un effort soutenu pour considérer l’Europe entre Hitler et Staline, souvent au mépris des tabous de leur temps ».  

Terres de sang transforme notre connaissance des génocides en montrant comment ceux-ci prennent aussi des formes de tueries classiques et comment ils s’inscrivent dans un continuum de terreur absolue. L’Europe est à jamais façonnée par l'extermination de ces populations à laquelle Timothy Snyder restitue une mémoire, grâce à l’histoire qu’il en donne au travers d’une œuvre qui marque l’historiographie contemporaine.

Vincent Duclert 

 

Un certain mois d'avril à Adana

Blog arsand
Comme une illustration des phrases de Jorge Semprun sur l’importance de l'écriture littéraire pour comprendre le phénomène génocidaire, le roman de Daniel Arsand sur le massacre d’Adana de 1909 est exceptionnel. Sa lecture ne laisse pas indemne. Un certain mois d’avril à Adana s’insinue au plus profond de la destruction pour comprendre les mécanismes d’une terreur qui provoqua la mort, dans d’extrêmes violences, de plus de 20 000 Arméniens de la riche province de Cilicie. Celle-ci n’avait pas été été touchée par les « grands massacres » de 1894-1896 commis par le sultan Abdülhamid II (200 000 morts). L’importante communauté arménienne de sa capitale, Adana, est visée par une série de provocations émanant des autorités locales et d’activistes musulmans. Les Arméniens décident d’y résister, y compris en s’armant. Les 14, 15 et 16 avril 1909, ils sont massacrés par des civils turcs avec la complicité des forces de l’ordre. Plusieurs centaines de morts sont relevés dans les ruines des maisons arméniennes. Pressé par les puissances européennes, le nouveau gouvernement Jeune-Turc au pouvoir à Istanbul – et qui est parvenu à mater une contre-révolution - décide de l’envoi de contingents militaires afin d’assurer la protection de la communauté arménienne. À cette dernière est cependant demandé son désarmement. Mais, lorsque les soldats turcs pénètrent dans Adana, ils massacrent à leur tour les Arméniens, durant trois jours, les 25, 26 et 27 avril. L’ampleur et le degré de violence des massacres sont plus élevés encore que lors du premier massacre. Le nombre des assaillants, leur qualité guerrière, l’emploi d’armes de guerre contre des populations désarmées expliquent l’ampleur des bilans – accrus encore par la situation de grande faiblesse des cibles arméniennes qui sortent d’un premier épisode de terreur. Les reportages journalistiques, les récits littéraires, et les nombreux témoignages directs recueillis dans la ville soulignent l’effroi des observateurs devant le niveau de destruction des biens, des personnes et des corps eux-mêmes. Les documents photographiques montrent quant à eux des quartiers arméniens comme détruits par un bombardement ininterrompu. Ces pièces d’un dossier accablant parviennent rapidement en France d’autant que des navires militaires français mouillent dans la rade de Mersin, à 30 kilomètres d’Adana. Les marins français sont les témoins des atrocités. Mais l’Europe ne bouge pas.

Daniel Arsand s’est placé au moment où la communauté arménienne bascule dans la vague de terreur à laquelle elle succombera, quand la propagande des Jeunes-Turcs relayée par celle de la rue désigne les Arméniens comme la cause de tous les malheurs de l’Empire. Des provocations, des viols, des crimes, sont organisés contre ceux ou celles d’entre eux les plus vulnérables. Ils demandent pourtant justice. Cette possibilité quand bien même on leur refuse déchaîne de nouvelles violences. On voit avec ce roman qui repose sur une grande connaissance des faits généraux, ce que l’histoire ne voit pas faute souvent d’aller dans le détail des événements et la profondeur des consciences, comment la terreur infligée aux Arméniens plonge dans tout leur être, comment ils s’accrochent à l’idée de justice et à leur survie là où ils sont nés, là où ils ont aimé et travaillé, comment ils sont finalement emportés pour la plupart dans la destruction voulue par l’Empire. Daniel Arsand parle de tous ceux qui refusent la mort promise, au nom de leur existence sur une terre qu’ils ont fait leur. « Tant de bleu et de violence », selon les mots d’un évêque arménien cités par le romancier. La soif de justice n’a pas faibli, elle demeure au milieu des ruines et des larmes. Un certain mois d’avril à Adana lui donne son visage en restituant les derniers instants de vie de ceux qui périrent dans leurs maisons ou dans leurs champs, horriblement massacrés à l’arme blanche.

Blog essayan
Cette mémoire du massacre d’Adana, Daniel Arsand la transfigure dans son roman, en ressuscitant les ombres et les morts, dans la pensée de son père Hagop Arslandjian qui l’a accompagné tout au long de l’écriture. Il a suivi aussi les traces de Zabel Essayan* qui fut l’une des premières à pénétrer dans Adana ravagée et livrer le témoignage de la destruction, écrivant aussitôt un ouvrage inestimable que Daniel Arsand, chez Phébus où il est éditeur, a fait traduire et publier en 2011 (Dans les ruines. Les massacres d’Adana, 1909, traduit de l’arménien et préfacé par Léon Ketcheyan, postface de Gérard Chaliand, 303 p., 23 €). Au même moment paraissait Un certain mois d’avril à Adana, écrit dans une même forme d’urgence qu’exprime la succession des 175 chapitres. L’ultime évoque le destin de quelques survivants qui ont pu refaire leur vie en exil, dans les grandes cités d’Athènes, de Marseille, de Londres ou de New York. Au milieu d'un cimetière de Boston où « le monde lui parut soudain miraculeusement verdoyant », Vahan se rappela « un poème de Diran Mélikian sur des roses d’un rose nacré et sur un ciel mordoré [...]. Il prononça à voix basses des noms : Atom Papazian, Verginé Papazian, Haygouhie Papazian, et de les prononcer lui procura une impression d’extrême douceur ».   

Un certain mois d’avril à Adana, édité par Flammarion (373 p., 20 €) a reçu le Prix Chapitre du roman européen.

Vincent Duclert

*Membre d’une commission d’enquête sur les massacres d’Adana, la romancière arménienne écrivit ce chef d’œuvre en 1911. Jusqu’en 2011, ce livre est demeuré inédit en langue française et anglaise, à l’exception d’extraits traduits et publiés. Voir notamment Dasnabédian, Chouchik, Zabel Essayan ou l’univers lumineux de la littérature¸Antélias (Liban), Catholicossat Arménien de Cilicie, 1988, 173 p. (« Dans les ruines », pp. 107-110), et Nichanian, Marc, Writers of Disaster. Armenian Literature in the Twentieh Century, volume One, The National Revolution, London and Princeton, Gomidas Institute, 2002, 378 p. (« In the Ruins », pp. 315-345).

 

16 juillet 2012

16 et 17 juillet 1942. Rafle du Vél d’Hiv à Paris

Blog vel dhiv

Commémorant dès son entrée en fonction la Rafle du Vél d'Hiv' qui amena la police française, sous les ordres de René Bousquet et de son adjoint Jean Leguay, à arrêter et livrer à l’occupant nazi 13 152 juifs dits apatrides, le président de la République trouva les mots justes pour évoquer une dette imprescriptible de la France à l’égard de ceux qu’elle enlevait à la vie et au monde. « La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux » (15 juillet 1995).

Blog chirac
Ce discours dont on sait qu’il a été rédigé par Christine Albanel, à l’époque conseillère de Jacques Chirac, est historique en ce sens qu’il atteste d’une part de la connaissance des historiens sur la complicité de Vichy dans la Solution finale et qu’il rompt de l'autre avec la vulgate selon laquelle, du général de Gaulle à François Mitterrand, la France n’était pas comptable de ce crime d'Etat puisque Vichy n’était pas la France. On ajoutera que le prédécesseur de Jacques Chirac ne sembla pas excessivement préoccupé par cette honte nationale puisqu’il continua d’entretenir avec son ami René Bousquet des relations assez étroites au point de le convier à déjeuner chez lui en 1974, puis de le recevoir à l’Elysée après 1981. Le 17 juillet 1994, toutefois, François Mitterrand inaugura un monument commémoratif de la rafle du Vél d'Hiv, en bordure du quai de Grenelle. 

Les familles raflées les 16 et 17 juillet 1942 furent d’abord enfermées au Vélodrome d’Hiver, dans la XVe arrondissement de la capitale, tandis que les célibataires et les couples sans enfants étaient internés à Drancy. Séparés de leurs parents, plus de 4 000 enfants furent conduits au camp de Beaune-La-Rolande avant d’être ramenés sur Drancy et déportés à Auschwitz dans des convois composés d’adultes. Les autorités d’occupation ne souhaitaient pas à l’origine que les enfants soient compris dans les rafles. René Bousquet et Jean Legay décidèrent de les inclure afin d’augmenter le nombre de juifs arrêtés, de peur que leur nombre soit inférieur à celui que les Allemands avaient exigé. Pierre Laval souhaitaient également l’arrestation et la déportation des enfants juifs dont la plupart étaient français, nés sur le territoire national, tandis que leurs parents étaient légalement accueillis en France. On peut dire qu’avec leur arrestation par la police française et leur internement dans des conditions inhumaines, l’ignominie collective et le déshonneur national atteignirent des sommets. Il est nécessaire que la France se souvienne de ces heures où elle oublia toutes ses valeurs et livra à l’ennemi, pour qu’il les extermine, des étrangers et des enfants français dont la seule faute était que Vichy les reconnut comme juifs et anticipait les exigences allemandes.

Blog berr
Les contemporains avaient perçu le caractère extrême de la violence exercée sur des populations déjà éprouvées par peur et la précarité. Le journal d’Hélène Berr, jeune étudiante de la haute bourgeoisie intellectuelle juive de la capitale, témoigne d'une terreur absolue précipitée sur une population. Le 15 juillet, elle note que « quelque chose se prépare, quelque chose qui sera une tragédie, la tragédie peut-être. » Les Français n’imaginent même pas que d’autres Français puissent être responsables de la rafle et de l'internement. Hélène Berr relève, à la date du 18 juillet, « qu’au Vél d’Hiv, où on a enfermé des milliers de femmes et d’enfants, il y a des femmes qui accouchent, des enfants qui hurlent, tout cela couchés par terre, gardés par les Allemands. » Le 19 juillet, elle écrit encore : « M. Boucher a donné des nouvelles du Vél d’Hiv. Douze mille [en réalité près de huit mille] personnes y sont déjà enfermées, c’est l’enfer. Beaucoup de décès déjà, les installations sanitaires bouchées, etc. » Le 21 juillet, toujours. « Autre détails obtenus d’Isabelle : quinze mille hommes, femmes et enfants au Vél d’Hiv, accroupis tellement ils sont serrés, on marche dessus. Pas une goutte d’eau, les Allemands ont coupé l’eau et le gaz. On marche dans une mare visqueuse et gluante. Il y a là des malades arrachés à l’hôpital, des tuberculeux avec la pancarte “contagieux” autour du cou. Les femmes accouchent là. Aucun soin. Pas un médicament, pas un pansement. On n’y pénètre qu’au prix de mille démarches. D’ailleurs, les secours cessent demain. On va probablement tous les déporter ».

Il faut lire le Journal d’Hélène Berr (Tallandier, 2008, et Seul, coll. « Points », 2009, 333 p., 7 €), écriture d’une vie en sursis qui refuse de rien céder de l’essentiel. Son auteure sera arrêtée le 7 mars 1944 avec son père Raymond, vice-président directeur général des usines Kuhlmann et sa mère Antoinette, et déportée à Auschwitz le 27 mars, jour de ses 23 ans. Elle meurt à Bergen-Belsen en avril 1945, quelques jours avant la libération du camp, atteinte du typhus, battue à mort par une gardienne.  

Vincent Duclert