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juin 2010

07 juin 2010

Le Virus B. Crise financière et mathématiques

Blog pbaruch
Lycéen, j’avais été très impressionné quand j’avais entendu qu’un objet, un caillou par exemple, peut se soulever spontanément « en apesanteur » ? Rien des lois de la physique ne l’interdit ; « il suffit » que tous ses atomes, animés constamment de mouvements aléatoires, se dirigent un instant vers le haut. Il n’est pas besoin d’invoquer la méditation transcendantale, mais seulement de faire appel aux lois de probabilité et au mouvement brownien. Cette probabilité est incommensurablement faible, mais pas strictement nulle, et celle que le phénomène se répète à l’instant suivant l’est aussi. Car, dans le mouvement brownien, l’historique ne joue pas, l’instant présent a oublié tout le passé. Ce comportement suit la « loi normale », ou loi de Gauss, figurée par la célèbre « courbe en cloche », où la probabilité décroît extrêmement rapidement dès que l’on s’écarte de la moyenne. La loi normale a donc la caractéristique qu'elle évite les événements anormaux ; elle représente le « hasard sage ». Et pourtant, nous voyons se répéter sous nos yeux des événements dont la probabilité était jugée infime – « le hasard sauvage » - et qui frappent par leurs conséquences démesurées, tempête exceptionnelle, éruption volcanique et tant d’autres.

Or c’est précisément cette loi de Gauss qui est à la base des modèles mathématiques utilisés couramment par la finance, en particulier dans le développement des « produits dérivés ». Dès 1863, Regnault observait que les fluctuations des cours de bourse suivent cette loi. Se basant sur cette observation, Bachelier, en 1900, présentait une première formulation mathématique de l’évolution des cours, largement reprise et développée plus tard. La statistique brownienne est devenue la règle et les événements « anormaux » - les « bulles » - ne sont pas pris en compte dans la construction du modèle d'évolution des marchés. La très grave crise qui secoue l’économie mondiale provient pourtant d’événements que les calculs estimaient hautement improbables, mais dont l’enchaînement a mené à la catastrophe.

C’est cette dérive qu’un actuaire, Christian Walter, et un journaliste scientifique, Michel de Pracontal, dénoncent dans ce petit livre, au titre ésotérique – le B de virus, dans le titre, renvoie au mouvement Brownien (Christian Walter et Michel de Pracontal, Le Virus B. Crise financière et mathématiques, Le Seuil, 2009, 128 p., 14 €). On trouve d’abord, dans les premiers chapitres, une analyse concise, mais très claire, du système bancaire, de ses bases et de ses dérives. Les instruments nouveaux, subprimes, titrisation ... sont expliqués. Pour les auteurs, la soumission aveugle à la loi de Gauss a complètement faussé les méthodes de prévision de l’évolution du marché. L’image est celle du conducteur d’une voiture surpuissante, qui ignore que son tachymètre, déréglé, lui indique 30 km/h alors qu’il roule à 150 km/h en abordant un virage dangereux. Il a cru être prudent, et la défaillance de ses outils d'observation va lui être fatale !

Un exemple frappant est donné dans le chapitre consacré à la chute, aux Etats-Unis, de Fanny Mae et Freddie Mac, les organismes semi-publics de crédit hypothécaire. Des produits de plus en plus complexes étaient censés réduire les risques pour les opérateurs, jusqu’au moment où le marché immobilier s’est effondré, dans une cascade de défaillances, y compris celles provenant d’imprudences de la puissance publique, pour des motifs politiques, et d'évaluations erronées des agences de notation. La fiction du comportement rationnel ne tenait plus. « La dérégulation, le laxisme de la puissance publique, l’utilisation massive de l’ingénierie financière et la cupidité de certains acteurs ont tous contribué à la dérive fatale ... Mais aucun de ces facteurs, pris isolément ni même leur réunion n’aurait suffi à provoquer la crise des subprimes. ...Il a fallu ... que l’appareil à mesurer les risques soit gravement défaillant ».

Un autre exemple est donné par l'utilisation de la « copule gaussienne », méthode d'appréciation des risques dus aux corrélations, due à David X. Li (2000). Elle conduisait à des calculs simples et a tout de suite été adoptée, mais, de l'aveu même de son auteur, elle n'était valable que dans des conditions régulières. Son usage abusif a conduit à des faillites retentissantes. Pourtant, les signaux existaient ; Benoît Mandelbrojt, l’inventeur des fractales, avait montré, à partir du comportement statistique des cours, que les écarts importants à la moyenne étaient beaucoup plus fréquents que prévus par la loi normale ; cette alarme n’avait pas été entendue.

Donc, pour les auteurs, il apparaît que les défauts de la théorie n’exonèrent pas les « quants », ces surdoués des mathématiques financières. Il ne s'agit pas seulement d'erreurs méthodologiques. Malgré ces avertissements, ils s'étaient obstinés : confiance démesurée en leur méthodes, emballement collectif y compris au plus haut niveau, recherche de gains immédiats. Aussi, oubli de ce qu'est un modèle mathématique : seulement une représentation approchée de la réalité d'un système, atome, pont ou galaxie, construite avec certaines hypothèses et simple étape dans le progrès de la connaissance. S'aventurer hors du domaine de validité de ces hypothèses, c'est risquer la faute, sans grande conséquence quand il s'agit de constructions intellectuelles, mais éventuellement catastrophique dans le monde réel si l'on fait du modèle un outil opérationnel !

Le paradigme de l'auto-régulation –la « main invisible » qui assure la stabilité de tout le système, credo de l'économie libérale, est à mettre en cause. Pour un observateur extérieur, ignorant de la finance mais connaissant un peu de la dynamique des systèmes, la stabilité d'un système complexe est loin d'être une propriété intrinsèque ; au contraire l'évolution naturelle présente souvent des ruptures soudaines –branchements, catastrophes- où la récupération d'un équilibre précédent est impossible. Il faut avoir introduit des éléments de régulation –des boucles de contre-réaction - pour tendre vers un état pseudo-statique. Il apparaît surprenant que des mathématiciens de haute volée aient ignoré ces données, pourtant communes et popularisées par la notion de chaos. Le concept de régulation prend une tournure politique et idéologique entre (néo)-libéraux et (néo)-keynésiens, il apparaît pourtant comme une nécessité pour un fonctionnement correct des marchés. Mais dans des systèmes aussi complexes que les marchés financiers, comment et où mettre en place les bons outils ? Nos auteurs, pourtant visiblement acquis à la régulation, n'insistent guère sur le danger de la confiance aveugle dans une stabilité naturelle.

L'ouvrage se conclut par une bibliographie abondante, renvoyant pour beaucoup à des textes s'adressant à des non-spécialistes, mais omettant d'indiquer ceux qui sont facilement accessibles, via Internet. Je recommande vivement ce livre, de lecture agréable, servie par un style direct, sans technicité ni formules mathématiques, malgré la complexité du sujet. Il constitue une excellente introduction pour comprendre l'origine et les raisons de la crise, même si le point de vue est un peu limité, centré sur l'usage abusif de la statistique gaussienne.

Pierre Baruch, Professeur émérite (physique), Université Denis Diderot – Paris 7

04 juin 2010

Grandeurs et décadence de la girafe

Blog girafe
Poursuivons sur « nos amies les bêtes » en nous intéressant au travail du paléontologue Jean-Louis Hertenberger qui signe chez Belin une étude sur Grandeurs et décadence de la girafe (coll. « Regards », 224 p., 19 €). Cet animal, si familier à notre univers mental qu’il ne paraît pas avoir d’histoire, dont Buffon disait qu’il est « un des premiers, des plus beaux, des plus grands animaux », est en voie de disparition. Sa fonction dans la biodiversité est très particulière, sa physionomie avec son très long cou, élément décisif de grâce et de beauté se révèle parfois handicapant. Elle a fasciné et elle fascine encore les hommes qui en font, pour le meilleur et pour le pire, les pièces maîtresses des zoos. Elle semble ne se conjuguer qu’au féminin. Pour la comprendre, la paléontologue mobilise tous les savoirs, de la biologie à l’histoire. Un très beau livre, utile et suggestif.

Vincent Duclert

03 juin 2010

Nos amies les bêtes

Blog renard
Maurice Renard a dédicacé Le Docteur Lerne, sous-Dieu à Herbert-George Wells. Il ne faisait pas mystère que son récit, publié en 1908, était inspiré de « L'île du Docteur Moreau ». Le narrateur y fait d'ailleurs une allusion explicite. L'humanisation des bêtes (ou la bestialisation des hommes) n'est toutefois pas un thème inventé par Wells (déjà Apulée...), et la contribution de Renard, le bien nommé, mérite qu'on s'y arrête. C'est ce que nous permettent les éditions Corti, grâce à une nouvelle édition de poche (coll. « les Massicotés », 2010, 236 p., 10 €).

L'histoire en quelques mots, et sans rien dévoiler : Nicolas Vermont, homme jeune, riche et moderne, possesseur d'une automobile, rend visite à son oncle, retranché dans sa propriété ardennaise de Fonval. Celui-ci a bien changé depuis quinze ans : il parle désormais avec un fort accent germanique, partage sa chambre avec Emma, jeune fille aussi accorte que peu farouche, et mène de bien étranges expériences dans les nouvelles dépendances qu'il a fait construire. On devine assez vite, avant Nicolas, narrateur de l'histoire, où celle-ci nous emmène. Et Renard semble parfois plus préoccupé de faire frissonner son lecteur que de respecter la logique du récit. Il mène toutefois celui-ci assez habilement pour nous tenir en haleine quant au destin de Nicolas (qui se trouve à un moment en si fâcheuse posture qu'on se demande bien comment il s'en sortira), et de ses amours avec Emma. Renard se distingue aussi de ses contemporains sur ce dernier point : son traitement, très cru pour l'époque, de la sexualité de la jeune femme, dont certains aspects bestiaux s'accordent plutôt bien avec les perversions du docteur Lerne (et avec les appétits de son neveu).

On se prend à regretter que l'auteur n'ait pas eu le courage de laisser finalement le mal en liberté. Certes, la santé mentale du héros semble compromise, mais il est vivant, et le docteur Lerne a définitivement disparu. L'étrange transformation que celui-ci a subie dans les dernières pages constituait pourtant un bon point de départ pour une suite (écrite, d'une certaine façon, par de nombreux autres auteurs, tel Stephen King avec Christine).

Luc Allemand

01 juin 2010

Pensez Lisez

Blog pensez
Avant même en 1972 la création de la collection de poche « Folio » (qui résultait de la rupture entre Gallimard d’une part, Hachette et Le Livre de poche de l’autre), les éditions du Seuil avaient lancé leur collection « Points ». Celle-ci fête cette année ses quarante ans. A l’occasion, « quatre guides de lecture inédits et originaux » sont proposés aux lecteurs, souvent offerts par les libraires à leurs fidèles clients, ou vendus au prix très abordable de 3 euros pour des livres élégamment édités que l’on mettra avec plaisir dans sa bibliothèque entre deux Ipad obsolètes. D’autant que le contenu suit. On recommandera bien sûr le volume « Pensez Lisez. 40 livres pour rester intelligents !!! » qui réunit autant de brefs essais sur des ouvrages mûrement sélectionnés, des Mythologies de Roland Barthes présenté par Jérôme Garçin, aux Chroniques du ciel et de la vie d’Hubert Reeves présenté par…. l’auteur lui-même. « L’idée générale du livre est d’illustrer les liens de solidarité autant physiques que symboliques entre le cosmos et la vie sur la Terre. Nous savons que celle-ci existe depuis plus de trois milliards d’années et qu’elle est en perpétuelle évolution. Mais comment est-elle apparue ici autour d’une simple étoile de notre Voie Lactée ? Nous en sommes à de vagues hypothèses. » etc.

Les presque quarante auteurs réunis par Martin Duru, journaliste à Philosophie Magazine, appartiennent à de nombreux champs du savoir, Michelle Perrot, Maurice Olender, Gérard Genette, Tzvetan Todorov, Etienne Klein, François Jullien, Lydia Flem, Jean-Pierre Dupuy, Antoine Compagnon, Boris Cyrulnik, Pierre Rosanvallon, Jean-Pierre Luminet, Marc Lachièze-Rey, etc. des noms bien connus aux lecteurs de La Recherche.

Voici donc une belle initiative en faveur du livre et de son pouvoir de fixer le savoir, d’entretenir sa circulation, et de faire naître la pensée. Quant à la collection « Points », elle connaît un succès maintenu avec ses sous-collections « Science », « Histoire », « Romans », etc. Dans l’aventure, une d’entre elles a cependant disparu (ou demeure en grand sommeil), alors qu’au départ de la collection elle concentrait une partie de ses ambitions, « Points Politique » dirigée à l’époque par Jacques Julliard. Elle proclamait que « les problèmes politiques sont les problèmes de tout le monde ; les problèmes de tout le monde sont des problèmes politiques » *. Ce constat n’a pas vieilli. Il n’est que temps de la relancer alors !

Vincent Duclert

Blog burdeau
* Parmi les premiers titres des années 1970, on comptait La Démocratie de Georges Burdeau (n°1), L’Afrique noire est mal partie de René Dumont (n°2), Pour une réforme de l’entreprise de François Bloch-Lainé (n°8), Mahomet par Maxime Rodinson (n°17), Les Libertés à l’abandon par Roger Errera (n°20). Tout un programme (à côté, certes, des citations de Fidel Castro ou de Mao Tsé-toung) dont on mesure l’actualité.