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novembre 2008

15 novembre 2008

Le suicide d'une philosophe française

Blog_lorne_2 Il arrive que le monde de la philosophie ne soit pas qu’amour et justice (cf. Bibliothèque des Poches, ci-dessous, 14 novembre). Il arrive qu’il puisse être même à l’opposé de ces valeurs. C’est à cette réflexion que l’on est conduit en interrogeant la mort de la philosophe Marie-Claude Lorne, âgée de 39 ans, spécialiste reconnue en philosophie des sciences (pour l’étude de la biologie et du concept de fonction notamment), maître de conférences à l’université de Haute Bretagne (Brest) depuis mai 2007, et qui a mis fin à ses jours le 22 septembre 2008 à Paris. Elle s’est précipitée dans la Seine depuis la passerelle Simone-de-Beauvoir qui enjambe le fleuve à la hauteur de la Bibliothèque nationale de France. Son corps a été retrouvé le 3 octobre. Ses obsèques ont eu lieu le 30 octobre à Versailles. Tout suicide est un drame personnel que l’on ne commente pas, disent les biens pensants, en vertu d’une hypocrisie sociale qui reste très ancrée dans les mentalités. Car un suicide, quelles qu’en soient ses circonstances, est un échec de la société, surtout de nos sociétés dites civilisées où l’attention à l’autre et à la fragilité est érigée comme un principe moral et politique.

Dans le cas de Marie-Claude Lorne, les circonstances de son suicide renvoient plus directement encore à la société à travers le choix de mourir sur la passerelle Simone-de-Beauvoir et à travers la lettre qu’elle a laissée où elle s’exprime avant de quitter le monde des vivants. Elle y lie sa décision à celle de la commission de spécialistes ayant décidé, en juin 2008, de ne pas valider son année probatoire comme maître de conférences et d’exiger la prolongation de son stage pour un an. L’existence et la teneur de cette lettre sont attestées par de nombreux proches qui se sont exprimés dans de nombreux témoignages présents sur le Net. Mais cette lettre n’a pas été rendue publique, et seuls deux ou trois extraits sont cités.

Sa mort et les circonstances de sa mort ont suscité une très grande émotion, et parfois une vive colère. Celles-ci se sont exprimées sur différents sites dont certains dédiés à recueillir les hommages à la philosophe disparue, comme celui qu’a créé la chercheuse Francesca Merlin qui publie entre autres les hommages de Jean-Claude Dupont et Pascal Ludwig, ou celui qui émane de l’Institut Jean-Nicod dont Marie-Claude Lorne était membre. On relèvera aussi les quatre articles du philosophe Yves Michaud sur son blog « Traverses », ainsi que le texte de Bernard Dugué publié sur Agoravox, et pour finir le très long communiqué signé de Jacques Dubucs, Jean Gayon, Joëlle Proust, Anouck Barberousse, Philippe Huneman. Ces textes sont accompagnés de commentaires toujours passionnés et parfois révoltés contre la situation et l’institution considérées là comme les responsables directs du suicide de la jeune philosophe, des commentaires émanant largement de chercheurs s’identifiant au destin personnel et universitaire de Marie-Claude Lorne. Les réactions ont été d’autant plus vives que leurs auteurs, appartenant difficilement à l’université ou ayant perdu l’espoir de l’intégrer, ont estimé qu’il existait là un complot du silence sur la mort de Marie-Claude Lorne. Ce qui équivalait à la faire mourir une seconde fois.

Les médias traditionnels, en effet, ont été très silencieux sur la mort de l’enseignante (à l’inverse de ce qui se produit généralement lors de suicides de professeurs de l’enseignement secondaire, où professeurs et parents font bloc et tentent de comprendre). Par ailleurs, des menaces de procès en diffamation et des pressions fortes ont été exercées contre ceux qui avaient choisi de s’exprimer sur le sujet ; Yves Michaud en fait part sur son blog (on signalera à cette occasion qu’une menace de procès peut légitimement intimider, mais qu’on vu aussi dans l’histoire ancienne ou plus récente la capacité des procès à lever le voile sur la vérité et à faire événement).

Plusieurs observations peuvent être faites à la lecture de ces écrits qui émanent pour beaucoup de personnalités scientifiques habituées à peser les mots et les interprétations.

1. La mesure qui a frappée Marie-Claude Lorne est assez exceptionnelle dans l’université, et elle a été exécutée avec toute l’efficacité que peut produire l’exercice le plus rigide de la bureaucratie administrative. Elle ne semble pas illégale en droit (à vérifier selon la législation en vigueur et selon la conception même du droit), mais le fait que seuls deux membres de la commission (sur dix ou douze) aient pris cette décision négative et que l’intéressée n’en ait pris connaissance que trois mois après pose problème. Après l’annonce officielle de la mort de Marie-Claude Lorne, lorsque son corps a été retrouvé, huit des membres absents le jour où la commission a statué ont adressé une lettre de protestation au président de l’université et ont demandé à prendre connaissance du procès-verbal de la séance (le 13 octobre). Cette requête leur a été refusée. Jean-Christophe Bardout, maître de conférences à l’université de Brest, qui relate ces circonstances dans un message adressé à Agoravox, écrit qu’il est « touché par tous ceux qui apportent leur soutien aux universitaires qui rendent hommage à cette collègue et qui refusent de voir l’université souffrir de tels dérapages. » Il est clair que les conditions qui ont prévalu dans la décision prise à l’encontre de Marie-Claude Lorne décrivent un univers académique sur lequel, légitimement, on peut s’interroger.

2. Il semble précisément que Marie-Claude Lorne ait appréhendé de refaire une année probatoire sous l’empire de telles conditions, dans un département où certains de ses membres lui étaient apparemment très hostiles. Elle parlait dans sa lettre d’adieu, à propos du département où elle enseignait, d’un « tel climat d’hostilité » (cité sur le site de l’Institut Jean-Nicod). Il y a là une situation de divorce aigu entre la reconnaissance nationale et internationale dont bénéficiaient ses travaux de recherche et le rejet dont, localement, son enseignement (ou sa personnalité intellectuelle) faisait l’objet. Si tel n’avait pas été le cas, son année de stage aurait été validée. A moins qu’une autre raison décisive ait justifié la décision, mais nulle part il a été fait mention d’un tel fait susceptible d’entraîner la décision de la commission, limitée on le rappelle à deux membres présents lors de la réunion présidant à la décision rendue contre Marie-Claude Lorne.

3. Les hommages rendus à la philosophe et les interprétations données à l’événement de sa mort soulignent la tension voire l’opposition entre une communauté de chercheurs en laboratoire et celle des universitaires en département, ces derniers étant mis en cause à la fois par des chercheurs précaires et par d’éminents représentants de la philosophie des sciences dont Jean Gayon (université de Paris-I), ou Joëlle Proust (CNRS), la directrice de thèse de Marie-Claude Lorne.

4. Le provincialisme des départements universitaires apparaît aussi questionné, notamment quand il se traduit par une hostilité pour les « Parisiens » réputés se contentant de faire leur cours et repartant aussitôt en « turbotrain » vers la capitale. Il semble que le cas de Marie-Claude Lorne ne puisse pas s’inscrire dans ce stéréotype plus fantasmé que réel. Il semble même qu’elle démontrait au contraire tout le profit que les universités de province peuvent tirer du recrutement d’authentiques chercheurs désireux d’enseigner l’esprit de recherche à leurs étudiants et de faire rayonner leur département. Rappelons (même si on peut le regretter éventuellement) que la concentration des laboratoires de recherche à Paris fait qu’un universitaire ancré dans ces dispositifs met son université en lien avec ce capital scientifique et humain de premier plan. L’obligation de présence permanente qui est parfois « recommandée » va, de ce point de vue, à l’encontre des intérêts de la recherche et pénalise finalement les départements et les étudiants.

5. L’histoire et la philosophie des sciences sont traversées on le sait par des conflits sévères. Mais ceux-ci semblent des broutilles en face de l’hostilité d’une certaine philosophie universitaire pour le fait même d’étudier les sciences et les savoirs. Toute la philosophie classique n’est pas hostile à la philosophie des sciences (elle en est souvent même à l’origine), mais la tradition en France de courants spiritualistes, et peu métaphysiques de surcroît, entre en conflit avec l’épistémologie des savoirs et des pratiques scientifiques.

Pour toutes ces raisons, il nous est apparu nécessaire de proposer ici ces quelques analyses de la mort de Marie-Claude Lorne et de l’émotion légitime qu’elle a engendrée. Il importe que la réflexion collective se poursuive (comme le recommande par exemple Pascal Ludwig) et qu’elle se fasse sur la base d’une vérité des faits qui manque en partie, par déficit d’informations. Cependant, le recoupement des sources et des témoignages disponibles permet de valider raisonnablement ce qui a été écrit plus haut. Il importe que cette réflexion collective, et très nécessaire, puisse aussi se fixer dans un cadre plus méthodique comme celui d’un ouvrage collectif. Celui-ci pourrait établir précisément les éléments objectifs de vérité concernant la situation de Marie-Claude Lorne et permettre ensuite de raisonner sur le sens de cette vie et de cette mort publiques. Dans le quatrième article consacré à cet événement, paru hier 14 novembre, Yves Michaud défendait la nécessité d’exercer un « jugement éthique » sur l’université et ses pratiques. Il est probable que la communauté des chercheurs ne puisse faire l’économie d’une telle critique. C’est le meilleur hommage qui pourrait être rendu à la mémoire de Marie-Claude Lorne. Je vois enfin une dernière leçon de la mort de Marie-Claude Lorne, si l’on puisse parler ainsi en termes d’« intérêt ». Il s’agit de la question de la solidarité des institutions et des communautés pour ses membres en danger. Cette idée de solidarité pourrait s’exprimer, post mortem, dans un ouvrage qui serait consacré à Marie-Claude Lorne. A travers elle, s'exprime le rêve fracassé de la gloire des lettres et des sciences, le plus bel idéal que l’on peut pourtant transmettre à nos étudiants et qui prend un goût amer, dans une Bretagne des rivages qui résonnait davantage dans notre esprit avec des traditions d’hospitalité, d’amour et de justice. Le 29 juin 1899, l’écrivain Anatole Le Braz, professeur à la Faculté des lettres de Rennes, avait adressé à la femme du capitaine Dreyfus, venue dans la capitale bretonne pour retrouver son mari et assister au second procès intenté à tort et à dessein contre lui, un message émouvant au nom de la Bretagne éclairée : « permettez-moi, au nom de ma femme et de mes enfants, comme au mien propre, de vous souhaiter la bienvenue sur cette terre bretonne qui fut longtemps la terre classique de l’hospitalité et la patrie d’une race chevaleresque, éprise jusqu’à la folie, du plus haut idéal de justice, de mansuétude et de pitié. [...] C’est le vœu d’un inconnu qui a conscience d’obéir au plus pur sentiment breton, en vous adressant du fond de sa solitude armoricaine, cet hommage respectueux. » Il n’y a pas eu d’Anatole Le Braz pour Marie-Claude Lorne, ou bien sa voix n’a pas été assez forte pour couvrir le son du désespoir.

Vincent Duclert, EHESS

Couverture de : Conceptions de la science : hier, aujourd’hui, demain. Hommage à Marjorie Grene, sous la direction de Jean Gayon et Richard Burian, avec la collaboration de Marie-Claude Lorne, Ousia éditeurs, 2007, 27,50 €.

Principales références :

- http://www.auboutduweb.com/poolp/index.php?post/2008/10/30/Adieu-Marie-Claude-Lorne (liste d’adresses de sites consacrés à la mort de Marie-Claude Lorne)

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- Un suicide, dans les règles (1) et Un suicide, dans les règles (2) : où l'on apprend, entre autres, la différence entre Brest et Morlaix, publiés les 28 et 30 octobre 2008 sur "Traverses", le blog de Yves Michaud : http://traverses.blogs.liberation.fr/yves_michaud/2008/10/un-suicide-dans.html
- Adieu Marie-Claude Lorne ! Quand l’université amène au suicide une jeune et brillante philosophe sur le blog de Bernard Dugué : http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=46451
- Mourir de philosophie sur "Miscellanea", le blog de Gloria Origgi : http://gloriaoriggi.blogspot.com/2008/10/mourir-de-philosophie.html
- Marie-Claude Lorne, publié le 6 octobre 2008, sur "Pourrais-je savoir ?", le blog de Benjamin Sylvand : http://pourrais-je-savoir.blogspot.com/2008/10/marie-claude-lorne-ou-des-dboires-d.html
- Marie-Claude Lorne, (1969-2008), une série d'hommages et témoignages coordonnée par Francesca Merlin : http://philbioihpst.free.fr/Marie-Claude%20LORNE.html

- un communiqué du collectif PAPERA (Collectif Pour l'Abolition de la Précarité dans l'Enseignement supérieur, la Recherche et Ailleurs) : http://collectif-papera.org/spip.php?article148

- http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/2008/11/une-philosophe.html (« Une philosophe broyée par l’Université de Brest », 3 novembre 2008, texte signé de Jacques Dubucs, Jean Gayon, Joëlle Proust, Anouck Barberousse, Philippe Huneman, sur le blog « 24 heuresPhilo »)

- http://www.institutnicod.ens.fr/Marie_Claude.htm (nécrologie et textes d’hommages de ses collègues et amis)

- http://peregrinationsofperegrin.blogspot.com/2008/10/m-c-lorne.html (témoignage d’une de ses anciennes étudiantes à Brest)

14 novembre 2008

Bibliothèque des Poches. Amour et justice

Blog_ricoeur Les éditions du Seuil publient dans leur collection « Points » un bref et précieux ouvrage du philosophe Paul Ricoeur intitulé Amour et justice (116 p., 5,50 €). Il s’agit du texte de trois conférences en partie inédites, dont la première, prononcée à la remise du prix allemand Leopold Lucas en 1989, donne son titre à l’ensemble de l’ouvrage. La préface de Jean-Louis Schlegel explicite le lien entre ces différents textes en s’appuyant sur les explications de Ricoeur lui-même. Il s’agit là « de restaurer dans le sujet moral sa capacité d’agir selon le devoir. [...] L’ensemble aurait pour conclusion une réflexion sur le théologico-politique, en confrontation avec la problématique du "désenchantement du monde" ». Comme l’écrit très justement le préfacier, un jalon essentiel court dans ces trois textes, « une des lignes majeures de la pensée du philosophe : relier le texte et l’action ».

Vincent Duclert, EHESS

13 novembre 2008

Oeuvres complètes d'Albert Camus

Les volumes de la Pléiade (éditions Gallimard) sont toujours des événements par leur caractère de complétude des textes et d’exhaustivité de l’appareil critique. La parution des tomes III et IV des Œuvres complètes d’Albert Camus (1 504 p., 62 €, et 1 616 p., 63 €) nous ramène aussi à ce temps ancien de la publication des premiers volumes consacrés à l'écrivain disparu le 4 janvier 1960, dus au socialiste et grand humaniste Roger Quilliot, ancien maire de Clermont-Ferrand et passionné par l’œuvre d’Albert Camus. Ces deux volumes d'aujourd'hui, dont l'édition a été dirigée par Raymond Gay-Crosier avec la collaboration d'une équipe nombreuse de spécialistes, étendent et prolongent ce travail pionnier, comme l'avait fait déjà Jacqueline Lévy-Valensi, responsable des deux premiers volumes de ces Oeuvres complètes, avec l’insertion de nombreux inédits et textes omis dans la publication initiale des Essais de 1965. On citera pour conclure la réponse à la question que se pose un ami très cher d’Albert Camus, le poète René Char. Ce dernier ouvre un album de photographies de Henriette Grindat légendées par Albert Camus, La Postérité du soleil (1983). L’interrogation du poète concerne le plus grand nombre et les chercheurs en particulier, observateurs des mondes visibles et invisibles :

« Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? Par les vertus de la vie obstinée, dans la boucle du Temps artiste, entre la mort et la beauté. »

Vincent Duclert, EHESS

La mise en vente de ces deux volumes interviendra demain en librairie.

Bibliothèque des Poches

Le chef de service de cardiologie de l’hôpital militaire du Val-de-Grâce (jusqu’en 2006) Jean-Pierre Ollivier publie dans la collection « Découvertes » des éditions Gallimard un bel ouvrage sur Le Cœur sous-titré Rythme de la vie (128 p., 13,50 €). Il y raconte notamment la naissance et le développement de la chirurgie cardiaque qui a levé le tabou sur le sanctuaire constitué par cet organe mythique et vital.

Vincent Duclert, EHESS

12 novembre 2008

La théorie physique, son objet, sa structure

Blog_vrin Depuis quelques mois, il est à nouveau possible de se procurer le plus célèbre des ouvrages de Pierre Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure. Il s’agit là d’une réédition chez Vrin de la seconde édition de ce texte, publiée à l’origine en 1916. Cette réédition est accompagnée d’une éclairante introduction de l’historien des sciences Paul Brouzeng, qui précise le contexte d’écriture de l’ouvrage et surtout les discussions et les échanges qui conduisirent Duhem à réaffirmer ses positions originales quant à la nature de la théorie physique. Si celui-ci est demeuré dans l’histoire comme un des fondateurs de l’épistémologie moderne, c’est essentiellement à la faveur de la reprise par le philosophe américain W.O. Quine de la critique célèbre de l’idée d’expérience cruciale : ce n’est jamais une hypothèse isolée de la théorie physique qui affronte le verdict du réel, mais bien plutôt la théorie en « bloc ». Cependant, on aurait tort de réduire l’intérêt de ce livre à cette seule conception, quelque excellente et stimulante qu’elle soit. Le lecteur moderne, s’il consent l’effort d’une lecture complète, pourra aussi être sensible à la structure même du livre, qui demeure un modèle de construction logique et d’élaboration raisonnée. On pourra également apprécier la subtilité de la position de l’auteur, chrétien fervent, quant au rapport qu’il est possible de nouer entre connaissance scientifique et foi religieuse (cf. notamment l’article « Physique de croyant » inséré en annexe). Enfin, la thèse peut-être principale du livre, qui stipule que la théorie physique n’a pas pour vocation d’expliquer mais seulement de résumer dans une classification naturelle les lois expérimentales, vaut en elle-même par la manière dont elle rénovait la question toujours brûlante de l’alternative entre les postures réalistes et instrumentalistes. Bien que ce texte soit désormais centenaire, il constitue toujours un apport passionnant à l’actualité du débat épistémologique.

Laurent Loison, Centre François-Viète, Université de Nantes

11 novembre 2008

Entre deuil et mémoire

Blog_winter_2 Les questions soulevées par les débats relatifs aux formes de la commémoration du passé collectif, et, particulièrement en ce jour du 11 novembre par la commémoration de la Première Guerre mondiale, trouveront de fortes réponses dans l’ouvrage de l’historien américain Jay Winter, Sites of emories, sites of mourning. The Great War in European cultural history (1995, Cambridge University Press), opportunément traduit cette année par les éditions Armand Colin sous le titre : Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l’histoire culturelle de l’Europe (311 p., 25 €). Ce professeur de Yale University souligne combien « la Grande Guerre a introduit la politique dans toutes les dimensions de la vie sociale » et comment « certaines questions politiques posées par la guerre se situaient en même temps au-delà de la politique. Ce fut le cas du deuil de masse. » Aussi importe-t-il, comme le suggère l’historien, de travailler sur le langage passé et présent afin de révéler le sens le plus profond de cette tragédie indépassable. C’est la conception qu’il faut retenir ici de « l’histoire culturelle », un effort de pensée qui va jusqu’à interroger la pensée et l’expression elles-mêmes.

Vincent Duclert, EHESS

10 novembre 2008

Questions d’éthique biomédicale

Jean-François Mattéi, ancien ministre de la Santé dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, reste professeur de pédiatrie et de génétique médicale à l’hôpital La Timone à Marseille et préside actuellement la Croix-Rouge française. Député des Bouches-du-Rhône de 1989 à 2002, il a été rapporteur des lois sur la bioéthique de 1994. Auteur de plusieurs essais, il vient de publier un ouvrage collectif consacré précisément aux Questions d’éthique biomédicale (Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 489 p., 29 €), avec deux autres praticiens hospitaliers, le médecin interniste Jean-Robert Harlé et le médecin généticien Perrine Malzac, et un philosophe, Pierre Le Coz. Tous les quatre ont créée l’Espace Ethique Méditerranéen, et leur ouvrage s’inscrit dans les réflexions de ce centre qui lie la pratique clinique à une perspective humaniste de la médecine. Ces Questions d’éthique biomédicale intéresseront particulièrement les philosophes des sciences puisque l’ouvrage défend un dépassement de la biologie par la philosophie dès lors qu’est en jeu la dignité de la personne humaine. Elles serviront aussi à nourrir la réflexion des étudiants en médecine dont les cursus intègrent largement l’éthique et la réflexion sur l’éthique.
Vincent Duclert, EHESS

07 novembre 2008

Histoire des sciences et interdisciplinarité

Voici un petit livre bien sympathique à feuilleter entre deux conférences de presse ou annonce fracassante au sujet de la réforme du CNRS, de sa refonte en institut ou du choix des nouveaux laboratoires stratégiques… Pour l’histoire des sciences et des techniques, livre coordonné par Ahmed Djebbar, Gabriel Gohau et Jean Rosmorduc (Hachette Education, 2006, 12€) est plus qu’un livre d’histoire de la science, de ses concepts ou de ses méthodes. Certes, on y retrace l’évolution du savoir scientifique de la science antique à nos jours, l’histoire des découvertes et des inventions mais on y lit aussi l’histoire de son enseignement, de son rôle, de sa relation avec le politique et le social, de l’étroite relation entre science et technique. Histoires qui font plaisir à lire ou à relire lorsque l’on nous parle d’excellence ou de mutualisation des ingénieurs et techniciens. Le livre insiste sur l’approche historique du savoir scientifique en tant qu’antidote contre le dogmatisme, en tant que formation de l’esprit scientifique ou tout simplement en tant que vecteur de diffusion accessible, humain, voire ludique de l’apprentissage des sciences. Il insiste aussi sur l’interdisciplinarité historique des sciences et en l’occurrence de son histoire. Soyons donc stratégiques, enseignons différemment, lisons et relisons ce genre de texte. Frederique Rémy, CNRS
06 novembre 2008

Sortir de la Grande Guerre

Blog_sortir Retour aux champs de bataille de la vieille Europe. La France se prépare à commémorer le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918. Il n’a échappé à personne que se prépare une offensive de livres sans précédents sur le sujet. On retiendra ici l’ouvrage collectif  Sortir de la Grande Guerre, sous-titré Le monde et l’après-1918 (Tallandier, 511 p., 30 €). L’enquête dirigée par Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson présente selon nous un triple intérêt pour les manières de faire de la recherche. Cette Grande Guerre qualifiée de Première Guerre mondiale a été paradoxalement étudiée presque exclusivement dans des cadres nationaux. Ici, le parti-pris est doublement international, dans les entrées puisque l’on va de l’Angleterre à la Turquie, et dans le choix des auteurs qui restitue le phénomène de mondialisation des travaux sur le sujet. Ensuite, cet ouvrage collectif ne ressemble pas à une suite de monographies séparées les unes des autres ; elle est valorisée au contraire par tout un appareil d’introductions, de présentations de parties, de conclusions intermédiaires, qui en fait un instrument très dynamique de production et de transmission d’un savoir. Enfin, Sortir de la Grande Guerre démontre que ces temps d’ « après-guerre », que ces phases de transition constituent de véritables temporalités qu’il n’est pas vain d’isoler et de comprendre.
Vincent Duclert, EHESS

05 novembre 2008

De la démocratie en Amérique

Blog_gauchet L’écrasante victoire d’Obama est une belle leçon de démocratie offerte au monde. Certes, son premier responsable a beaucoup agi pour qu’il en soit ainsi. Il a d’abord donné une leçon de politique. Invention de la politique dont les Etats-Unis manquaient depuis la fin de la présidence Clinton. Organisation de la politique par un travail considérable avec ses équipes depuis deux ans pour convaincre les démocrates puis les Américains de voter pour lui et le changement qu’il incarnait. Sa victoire prouve que la démocratie peut progresser, qu’elle peut continuer d’assumer la question sociale –même aggravée de la question raciale -, qu’elle peut encore éveiller chez des hommes et des femmes un espoir, une identité, une volonté. C’est un enseignement historique si l’on considère les thèses nombreuses annonçant l’épuisement de la démocratie. La démocratie, la politique, ont encore des choses à dire à l’humanité. Elles associent des peuples et des personnes. Elles donnent de la dignité à ceux qui en ont été toujours privés. Cinquante ans après le début de la lutte des droits civiques, les Afro-Américains accèdent à la pleine souveraineté, à l’égalité politique. La démocratie était une idée très ancienne, et elle est désormais une idée très neuve avec la victoire de Barack Obama.

Blog_fraenkel Pour les Américains (et pour le monde), ce 4 novembre 2008 est l’exact opposé du mardi 11 septembre 2001. La victoire de Barack Obama est la plus éclatante revanche sur ce jour où l’Amérique se réveilla avec le goût de la mort et l’incertitude sur son destin. La victoire d’Obama referme de la meilleure façon qui soit, de la façon la plus haute et la humaine, la césure de l’ultraconservatisme rendue possible par l’exploitation idéologique des attentats du 11 septembre. Les New-Yorkais particulièrement peuvent désormais enterrer leurs morts et apaiser leurs souffrances. C’est leur esprit qui a triomphé cette nuit. Le discours d’Obama à Chicago résonnait de leurs mots, de leur tolérance, de leur diversité, et de leur volonté jamais démentie d’opposer à la liberté à la violence, comme il a su inscrire sa victoire dans la lignée des Pères Fondateurs de la Constitution et des grands présidents. Face aux républicains qui tentèrent de transformer la nation en un nationalisme agressif et belliqueux, Barack Obama et ses millions d’électeurs ont donné d’elle un sens politique, pacifique et démocratique. C’est essentiel et c’est une leçon historique pour le monde.

Vincent Duclert, EHESS

Marcel Gauchet, L'avènement de la démocratie, tome 1, La Révolution moderne, Gallimard, coll. "Bibliothèque des sciences humaines", 2007, 208 p., 18,50 €

Béatrice Fraenkel, Les écrits de septembre. New York, 2001, Textuel, 2002, 159 p., 27 €