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01 juin 2013 | 

Science et islam

Pour un musulman traditionaliste, la vérité sur toute chose provient du Coran et de la Sunna (tradition fondée sur l'exemple du Prophète). Face à la science, deux attitude possibles seulement : l'intégration forcée, ou le rejet.

L'intégration forcée, c'est celle du concordisme, illustré par exemple dans les années 1970 par les ouvrages du français Maurice Bucaille : le Coran contiendrait la théorie du Big Bang, la conquête spatiale, mais aussi des faits physiologiques sur la reproduction humaine, et bien d'autres "connaissances modernes" encore. Les scientifiques n'ont alors pour fonction que de redécouvrir ce que contient déjà le texte sacré.

Le rejet, c'est par exemple celui de la théorie de l'évolution. Le Turc Adnan Oktar s'en est fait le porte-drapeau sous le pseudonyme d'Harun Yahya. Il a notamment diffusé abondamment en France en 2007 son "Atlas de la création" où il développe ses idées anti-darwiniennes (et très peu scientifiques).

Blog voilée

C'est contre ces deux attitudes que s'élève Faouzia Farida Charfi dans La science voilée (Odile Jacob, 224 p., 22,90€). Professeure de physique à l'université de Tunis, brièvement Secrétaire d'état à l'Enseignement supérieur dans son pays après la chute de Ben Ali, elle est en première ligne du combat scientifique contre l'obscurantisme.

Les passages où elle décrit la situation spécifique de la Tunisie sont parmi les plus intéressants. J'aurais aimé en savoir un peu plus. Elle aurait aussi pu développer son éclairage historique sur les rapports entre certains penseurs musulmans et la science, sujet trop rarement abordé dans des ouvrages destinés au grand public. D'autant qu'une bonne partie de l'ouvrage reprend des faits et des histoires que l'on peut lire par ailleurs, que ce soit sur l'émergence de la science moderne avec Galilée, ou sur le créationnisme en Occident.

Mais ce livre a le mérite d'exister, et il n'est pas insignifiant qu'il soit écrit par une femme. On peut en outre porter à son crédit qu'elle vise un très large public. Espérons qu'elle le rencontrera, et notamment les musulmans de bonne volonté, mais peu connaisseurs de science, auxquels il est destiné en premier lieu.

Luc Allemand

28 mai 2013 | 

La justice sociale au Collège de France

Blog supiot
Les éditions Fayard poursuivent la publication des « leçons inaugurales du Collège de France » dans la collection du même nom, avec celle du juriste Alain Supiot, la 231e publiée dans ce cadre. Le titulaire de la Chaire « Etat social et mondialisation : analyse juridique des solidarités », présente Grandeur et misère de l’Etat social, avec une inflexion sur la justice sociale, qui « implique de donner à chacun la possibilité de réaliser ce qu’il est dans ce qu’il fait, de forger sa personne dans l’épreuve du travail. L’une des caractéristiques de l’Etat social moderne est d’avoir exclu la division du travail du domaine de la justice, et son avenir dépendra de sa capacité à l’y réintégrer ». Voici un éloquent programme, où le scientifique le dispute au moral, pour l'avenir des sociétés.

La 232e Leçon est celle la généticienne de l’Institut Curie Edith Heard, formée aux universités de Cambridge et de Londres (Epigénétique et mémoire cellulaire). (Chaque volume, 63 p., 10,20 €).

Vincent Duclert

24 mai 2013 | 

L'archéologie au laboratoire

Blog archéo

Les éditions La Découverte ont conclu un important partenariat avec l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) qui permet de publier la recherche en cours sur les pratiques, les techniques et les savoirs archéologiques. Issu d’un colloque de 2012, l’ouvrage collectif L’archéologie au laboratoire (296 p., 28,50 €) montre une discipline en pleine mutation du fait des progrès constants des outils techniques servant à l’enquête archéologique. Il était temps de faire le point sur ces apports considérables, qui bousculent des traditions et des certitudes. Pour autant, les archéologues ont su souvent dans le passé accompagner les évolutions techniques. 

Vincent Duclert

23 mai 2013 | 

Enquêtes sur le pouvoir

Enquêtes sur le pouvoir, ou deux ouvrages de la collection « L’esprit de la cité » des éditions Gallimard.

Blog jouan
« La naissance de l’imaginaire politique de la royauté » fait l’objet de l’étude d’Arlette Jouanna, spécialiste des guerres de religions. Cet imaginaire de l'ancienne France, difficile à explorer, est bien constitutif du pouvoir absolu (436 p., 27,50 €).

A l’exact opposé des images de la monarchie d’Ancien régime se tient le « pouvoir invisible » des mafias, confrontées à la société démocratique, et qu’étudie Jacques de Saint-Victor, s’interrogeant sur la dimension du secret dans la construction des systèmes de domination. « Ce pouvoir invisible, écrit-il, constitue aussi bien un objet de savoir qu’un défi politique d’une constante actualité. Et on ne peut comprendre l’un sans interroger l’autre ». V.D.

Blog victor

21 mai 2013 | 

Séquence BD. La face obscure des années trente

Blog trente
« Recommandé par Le Point » annonce la couverture d’une nouvelle série des éditions Glénat, Les mystères de la troisième République, avec son premier tome, Les démons des années 30 (56 p., 13,90 €). L’intrigue imaginée par Philippe Richelle est solide et fortement inspirée de la période des ligues et du Front populaire. Roger Allendrot (sic), ministre de l’Intérieur du gouvernement de Léon Blum décide de mettre fin à ses jours après une violente campagne de presse du journal antirépublicain La Vérité l’accusant d’avoir déserté sur le front, en 1915. En réalité, il avait été capturé par les Allemands. Sa fille Aurore est l’une des suspectes de l’assassinat commis à l’encontre du directeur de La Vérité, le redoutable et cynique Lucien Fabre, abattu dans sa propriété de Villerville. Mais c’est à l’intérieur du journal que le jeune commissaire Peretti, de la brigade mobile de Versailles, finira par trouver le coupable. L’enquête est un succès, mais les affaires ne sont pas terminées pour Peretti. On l’imagine puisque ce premier tome s’ouvre sur une évocation de la capitale en août 1944 : le commissaire est dans une cellule et attend la guillotine. L’univers graphique des mystères de la troisième République restitue le côté obscur d’une enquête où l’histoire, toujours en arrière-plan, est rappelée par d’intéressants flash-back tout en sépia.

Vincent Duclert
16 mai 2013 | 

La ville en recherches

 

Blog back
La ville en recherches, dans la collection du même nom aux éditions Armand Colin, avec deux ouvrages issus de deux travaux universitaires, la thèse de Vanessa Caru sur « le logement des travailleurs et la question sociale à Bombay (1850-1950) » (Des toits sur la grève, 412 p.), et l’habilitation à diriger des recherches d’Isabelle Backouche sur « les centres urbains français entre conservation et rénovation (de 1943 à nos jours) » (Aménager la ville, 479 p., 30 €).

V.D. 
14 mai 2013 | 

Audiographie

Blog audio fust
La petite collection imaginée aux éditions de l’EHESS par Philippe Artières et Christophe Prochasson, « Audiographie », s’enrichit de deux nouveaux titres, d’abord Les leçons sur Sparte de l’historien Fustel de Coulanges proposées en 1876 aux normaliens candidats à la licence, et recueillies par deux futurs antiquisants, Emile Groussard et Salomon Reinach,

Blog audio fouc
ensuite un recueil de transcription inédite de cours, conférences et émissions radiophoniques de Michel Foucault et qui portent sur la littérature. On connaissait déjà le travail du philosophe sur la peinture, Manet en particulier, voici désormais « la grande étrangère » et la place qu’elle occupe dans son œuvre.

Comme le veut la collection, ces textes passant de l’oral à l’écrit sont éclairés par des spécialistes, Hervé Duchêne pour les premiers, Philippe Artières, Jean-François Bert, Mathieu Potte-Bonneville et Judith Revel pour les seconds.

Vincent Duclert

Leçons sur Sparte, 85 p., 8 €. La grande étrangère, 223 p., 9,80 €. 

09 mai 2013 | 

Enfant de Néandertal

Blog béthune
Je craignais le pire en attaquant cet Enfant de Néandertal de Thierry Béthune (Albin Michel, 2013, 285 p., 19,50€). Déjà, accentuer ce nom propre allemand, quelle faute de goût! Et qu'attendre d'un récit qui s'ouvre sur le massacre impitoyable d'un groupe de Neandertal (sans accent, j'y tiens) par des Cro-Magnons, forcément plus forts, plus déterminés et mieux armés?

Heureusement, on oublie assez vite cet épisode de mauvaise préhistoire fiction (rappelons-le : on ne sait pas pourquoi les caractéristiques neandertaliennes, qui ont émergé chez les hommes d'Europe il y a environ 300 000 ans, ont disparu il y a 30 000 ans au plus tard). Et l'on passe à l'histoire d'un jeune homme, laid mais très musclé, qui est menacé par des ennemis inconnus. Heureusement pour lui, il a aussi quelques amis bien intentionnés, influents et assez riches, il fait quelques rencontres heureuses (et improbables), toutes les jeunes filles ne le trouvent pas repoussant, et il est malin.

Non, contrairement à ce que certains lecteurs sont peut-être déjà en train de penser, il ne s'appelle pas Jason Bourne. Il est moins excité et utilise moins d'armes à feu. D'ailleurs, il ne tue personne. Comme ce dernier, toutefois, il va progressivement découvrir qu'il est le fruit d'une expérience scientifique peu ordinaire et éthiquement discutable. Le suspens sur son identité est néanmoins assez rapidement élucidé (ceux que le titre n'a pas mis sur la voie patienteront seulement une cinquantaine de pages). Quant à ses mystérieux poursuivants et à leurs motivations, on ne les connaîtra, eux, jamais réellement. L'auteur préfère nous entretenir des états d'âme de son héros. Malgré quelques longueurs, ce n'est pas inintéressant étant donné la nature réelle de celui-ci (non, je n'en dirai pas plus).

J'ai donc lu sans déplaisir ce roman d'aventures parsemé de réflexions existentielles. Si l'auteur lui donne une suite (et que les ventes de celui-ci incitent l'éditeur à la publier), comme un ultime rebondissement le permettrait, je pourrais m'y laisser prendre aussi.

Luc Allemand

30 avril 2013 | 

Géographies imaginaires de Patrick Modiano

Blog modiano
Pour celles et ceux qui connaissent Annecy et les rives du lac, Villa triste, le quatrième roman de Patrick Modiano, qu’il écrivit en 1975 à l’âge de trente ans, a un fort parfum de mélancolie. L’écrivain décrit parfaitement l’atmosphère d’une ville pleine de la modernité des années soixante et en même temps alanguie sur un lac d’une exceptionnelle beauté. Cette « station thermale » que décrit l’auteur est un refuge pour le narrateur, qui a fui Paris « avec l’idée que cette ville devenait dangereuse pour des gens comme moi. Il y régnait une ambiance policière déplaisante. Beaucoup trop de rafles à mon goût ». Modiano parle de la guerre d’Algérie, il évoque aussi son propre malheur d’adolescent livré à la violence du monde et des familles. Après un véritable emprisonnement à Thônes dans un établissement religieux, il revient à Annecy pour passer son baccalauréat. Il semble qu’il ait vécu ce moment comme un ravissement incertain. En tout cas, le lecteur accompagne le narrateur dans ses promenades au charme suranné, dans la lumière des nuits d’été, au long de l’avenue d’Albigny, vers le Sporting où l’on se baigne et découvre la jeunesse dorée de la ville, « sage et romantique jeunesse qu’on expédierait en Algérie ».

Les premières pages de Villa triste décrivent très précisément la topographie des lieux. Ainsi, « à la hauteur du Sporting, de l’autre côté de l’avenue d’Albigny, commence le boulevard Carabacel. Il monte en lacet jusqu’aux hôtels Hermitage, Windsor et Alhambra, mais on peut également emprunter le funiculaire. L’été, il fonctionne jusqu’à minuit et on l’attend dans une petite gare qui a l’aspect extérieur d’un chalet ». Le lecteur avisé l’aura noté, Modiano vient ici de quitter les réminiscences anneciennes pour celles de Nice et de son boulevard de corniche Carabacel. Cette géographie imaginaire, retravaillée par l’écrivain, révèle encore davantage la mélancolie d’Annecy qui apparaît bel et bien comme un refuge, rapprochant le sentiment des lieux que l’auteur, ou le narrateur, évoque par petites touches lumineuses*. 

Villa triste ouvre aujourd’hui la série des romans de Patrick Modiano que publient les éditions Gallimard en collection « Quarto » (1088 p., 23, 50 €). C’est une heureuse initiative. De nombreuses photographies introduisent les pays imaginaires de Modiano qui confie, à propos de cette réédition :

«Ces "romans" réunis pour la première fois forment un seul ouvrage et ils sont l'épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil.
Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient suggérer que tous ces "romans" sont une sorte d'autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire. Les photos mêmes de mes parents sont devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et mes filles sont réels.
Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l'album, en noir et blanc? J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique.»

V.D.

* Voir l’excellent site Le Réseau Modiano http://reseau-modiano.pagesperso-orange.fr/le_fardeau_du_nomade_3.htm

24 avril 2013 | 

Sur les traces du génocide

Ce 24 avril désigne chaque année le jour anniversaire du déclenchement du génocide des Arméniens. Il sera particulièrement commémoré en France, mais aussi, depuis peu, en Turquie où de courageux démocrates défient le négationnisme d’Etat et les lois officielles pour se souvenir qu’il y a presque un siècle, le 24 avril 1915, débutait, par l’arrestation et la mise à mort de plusieurs centaines d’intellectuels, l’irréparable, l’extermination de la minorité arménienne par les dirigeants unionistes de l’Empire ottoman.

Blog perrier
Pour se souvenir, pour comprendre, pour apprendre aussi l’évolution de la société turque qui commence de regarder lucidement le passé, on dispose désormais d’une enquête de toute première main, d’une haute qualité intellectuelle et journalistique, due à deux correspondants de presse française à Istanbul, Laure Marchand (Le Figaro, Le Nouvel Observateur) et Guillaume Perrier (Le Monde et le Blog Au fil du Bosphore). Fondé sur un travail préparatoire de grands reportages mais les dépassant dans une synthèse achevée, La Turquie et le fantôme arménien (Actes Sud-Solin, 219 p., 23 €) démontre combien la démocratisation de la Turquie dépend du travail que sa société mènera sur son propre passé et sur celle d’une nation née dans sa forme actuelle le 29 octobre 1923. L’arménité de la Turquie, qui a beaucoup apporté à la civilisation turco-ottomane, ne peut plus exister seulement comme un fantôme que l’on cache, parce qu’avec cette dissimulation, la Turquie se mutile elle-même. Le travail de Laure Marchand et Guillaume Perrier est une contribution majeure dans le processus de vérité-réconciliation qui adviendra un jour. Le livre porte bien son sous-titre, il emmène le lecteur « sur les traces du génocide », présentes au plus profond des familles, à travers les destins d’orphelines ou d’orphelins arméniens, et occultées au point de devenir un véritable traumatisme de la conscience collective. L’intellectuel turc d’origine arménienne Hrant Dink, avait expliqué cela avant de finir assassiné le 19 janvier 2007 par le bras armé de l’ultra-nationalisme, au pied de l’immeuble de son journal bilingue Agos. Il est très présent dans le livre, de même que les justes de Turquie qui, au péril de leur vie, sauvèrent des Arméniens de l’extermination programmée.  

Dans un article Revue arménienne des questions contemporaines (décembre 2012, pp. 75-85), le grand spécialiste du génocide des Arméniens Raymond Kévorkian constate que l’historien, lorsqu’il aborde un dossier sur les violences de masse, « ne peut échapper à une réflexion sur sa dimension politique, sur son actualité contemporaine, sur les représentations de l’événement portées par les descendants des victimes et des bourreaux ». Il encourage en conséquence à étudier en profondeur l’ « arrière-plan politique et géopolitique qui est consubstantiel de la nature même des crimes d’Etat » (p. 85). Cette étude, l’historien turc Taner Akçam, précurseur des meilleures recherches actuellement menées sur le génocide, l’esquisse brillamment pour la Turquie dans sa préface à l’enquête de Laure Marchand et de Guillaume Perrier.

Vincent Duclert