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15 juin 2013 |

Un monde civilisé

Une information en provenance d’Istanbul est intéressante à trois titres au moins.

« In Taksim only, due to 17 days of pepper gas, the deaths of 8 dogs, 63 cats, 1028 birds of many kinds have been identified. Our efforts of identification in other cities are continuing. (Animal rights initiative, Veterinary Tolga Yazici, 13/06/2012) »

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Cette information indique en premier lieu le caractère mortel de l’emploi à haute dose des gaz lacrymogènes. Il faut toujours s’interroger sur les objets mais aussi sur leur usage. On a pu voir mardi 11 juin au soir des images des forces de police tirant de manière quasi-continue des capsules de gaz sur les manifestants occupant le parc du Gezi afin de le protéger de la destruction et de protester contre l’autoritarisme du Premier ministre. Les témoins, des universitaires, des chercheurs, des médecins, ont parlé de « zone de guerre ». A première vue, cette qualification peut étonner puisqu’aucune arme de guerre ni forces militaires n’ont été utilisées. En y réfléchissant, le bombardement massif d’une zone de faible superficie et enclavée au milieu d’immeubles par des capsules de gaz s’apparente en effet à des opérations de guerre. On observe sur différentes photographies l'emploi en tir tendu des mousquetons chargés d'envoyer les capsules de gaz. On connaîtra certainement la mesure de la densité de lacrymogène au m3. A mon avis, elle atteindra des seuils rarement observés….  

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…et des seuils mortels, pour les animaux en tout cas. Les chiffres enregistrés, issus du recueil des dépouilles, sont eux aussi très élevés. La mort s'est accompagnée de souffrances nombreuses pour les animaux, les gaz de maintien de l’ordre ayant acquis des degrés d’efficacité – paralysante – très élevés (et les animaux ne disposant pas, - pas encore - des moyens de protection des humains, masques à gaz, lunettes, foulards, ...).

Le Gezi Parc est fameux pour ses chiens et chats sauvages mais au demeurant très civilisés, qui trouvaient là un espace paisible et protégé. De nombreux Istanbouliotes venaient les nourrir, en une forme de défi contre une municipalité qui a choisi de les éradiquer. Or, chats et chiens d’Istanbul sont des vestiges de l’Istanbul ottomane, quand la ville regorgeait de jardins, de maisons, de petits ou grands palais. Leur vie épouse celle de la cité. La déportation de 30 000 chiens d’Istanbul sur l'ilot d'Oxia en mer de Marmara, en 1910, laissés sans nourriture  jusqu’à ce que mort s’ensuive, hante toujours la conscience des Istanbullu. Ces histoires d’animaux martyrisés participent d’une longue chaîne de massacres ordinaires qui font le destin du monde vivant.

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Le troisième enseignement de cette information tient dans la volonté des humains, enfin de certains d'entre eux, les mêmes qui défendent le Gezi Parc, de documenter cette souffrance animale, c’est-à-dire, à ce stade, d’amener une prise de conscience de ces morts sans sépulture ni savoir. Il est intéressant de noter que ce recensement, certes macabre mais éminemment nécessaire, a été réalisé par une association de vétérinaires, avec la même conscience éthique de leur profession que celle des médecins qui sont intervenus pour soigner les milliers de blessés autour de la place Taksim, et qui ont souvent été arrêtés pour cela. Beaucoup des vétérinaires d’Istanbul s’emploient à soigner les chiens et chats de la ville, les stérilisent pour maîtriser leur démographie, les vaccinent et les enterrent lorsqu’ils décèdent.

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Cette information et son analyse résonnent sur le travail que vient de mener la journaliste et écrivaine Karine Lou Matignon (avec l’ornithologue David Rosane) dans l’ouvrage Les animaux ont aussi des droits (Seuil, 279 p., 18€). Elle a interrogé, au long d’entretiens extrêmement pertinents, trois spécialistes de la question du droit animal, le bioéthicien et philosophe Peter Singer, fondateur du mouvement de libération animale, la philosophe Elisabeth de Fontenay qui, avec sa consoeur Isabelle Stengers, a ouvert cette discipline à la question de l’animal, et l’éthologue Boris Cyrulnik qui a introduit l’éthologie en France. Tous trois montrent combien la condition animale demeure précaire, écartelée entre des pratiques notamment industrielles qui nient toute considération aux animaux et leur imposent des situations de cruauté extrême, et une lente prise de conscience que l’animal (surtout domestique) n’est pas une chose relevant de la propriété mais qu’il possède des droits et une personnalité juridique quand bien même il ne constitue un sujet de droit à part entière (puisque, jusqu’à preuve du contraire, non pourvu d’une libre volonté). La manière dont une société traite les animaux, et plus généralement le vivant, révèle son humanité, son degré de civilisation. Les précurseurs interrogés par Karine Lou Matignon rejettent la conception qui voudrait que l’on néglige les humains en s’intéressant aux animaux. L’inflexion est mise sur le droit, qui progresse, notamment en matière pénale – les actes de barbarie étant désormais poursuivis -. Mais le droit civil assimile toujours l’animal à un bien meuble ou immeuble. En France particulièrement, la qualification juridique de l’animal « doit être repensée d’urgence », afin de dégager des droits spécifiques qui pourraient découler du devoir de protection du plus faible.

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Très intelligemment questionnés par la maître d’œuvre de cette exigeante réflexion, Peter Singer, Elisabeth de Fontenay et Boris Cyrulnik « voient l’évolution des comportements comme l’expression d’un élargissement de la sensibilité morale des hommes. Boris Cyrulnik gage même, comme Léonard de Vinci en son temps, qu’un jour viendra où tuer un animal sera pointé du doigt et considéré tel un assassinat. Lui faisant écho, Peter Singer affirme que le devenir de la condition animale est en phase avec les grands mouvements d’émancipation humaine, et qu’elle va, à coup sûr, continuer de progresser. »

La prochaine étape se situe désormais dans le droit, impliquant l’entrée en scène des juristes. Car il s’agit maintenant, selon Karine Lou Matignon, de créer du droit positif, « et donc opposable ».

V.D.

Cette analyse a été relue, corrigée et validée par mon chat Choukette, qui bénéficie, en tout lieu et en tout temps, de la protection des principes fondamentaux des lois de la République, de l’Habeas Corpus et du Bill of Rights américain.  

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