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08 avril 2013 |

La Découverte a 30 ans

Blog la découv
On ne se lasse jamais de lire Isabelle Stengers, qui se renouvelle autant qu’elle maintient une critique philosophique radicale du mouvement des sciences contemporaines. Pour cela, nous avons choisi de la mettre à l’honneur du Livre du Mois d’avril de La Recherche, pour son essai intitulé Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 215 p., 16,50 €). On pourra lire ce compte rendu plus bas, dans une version légèrement augmentée, l’impitoyable mais toujours juste dans sa sagesse légendaire rédaction en chef ayant procédé aux coupes réglementaires. Nous concluons par un regret, celui que le livre ne soit finalement que peu édité. Il est possible que cette forme « brute » d'Une autre science constitue un choix délibéré des Empêcheurs de penser publiant aux Editions La Découverte. Mais à l’heure où cette dernière, indissociablement identifiée à son directeur et fondateur François Gèze, fête ses « 30 ans d’essais et de documents », nous lançons un cri du cœur : « François, ne baisse pas la garde, demeure la vigie des sciences humaines et sociales tel le granit émergeant de la plaine ! ».

En guise de contrition peut-être, François Gèze et la Découverte ont décidé d’offrir pour tout achat de deux ouvrages un livre qui réunit un ensemble de préfaces, Préface (s) à 30 ans d’édition préfacé par François Cusset.  

V.D.

 

 

Blog stengers
Le « Manifeste pour un ralentissement des sciences » d’Isabelle Stengers, philosophe des sciences de l’Université libre de Bruxelles (ULB), découle des mouvements de « slow science » et de « Désexcellence des universités » prônant un changement d’organisation et de temporalité de la recherche : elle doit regagner sa posture éthique, son indépendance, qu’elle aurait perdue sous le poids des intérêts financiers et la toute-puissance du classement de Shanghai. Très présents en Belgique, ces mouvements ont culminé avec l’événement du renvoi brutal, le 3 juin 2011, d’une chercheuse de l’Université catholique de Louvain coupable d’avoir mis en question un accord avec la firme BASF visant à la production de « la pomme de terre de l’avenir » : Barbara Van Dyck avait conduit une action de « décontamination » d’un des champs OGM.

Dénonçant l’alignement de la recherche publique sur l’industrie privée, constatant les effets d’accélération de la production scientifique qu’imposent les nouveaux modes de financement aussi bien que les normes en vigueur de la carrière académique (le facteur d' « impact », à savoir la fréquence de citation des travaux de chaque chercheur qui établit leur renommée scientifique), Isabelle Stengers explique comment le ralentissement des sciences permettrait à ces dernières de retrouver du temps pour les questions fondamentales. Elle ne sous-estime pas cependant, dans cette réflexion radicale, la déformation professionnelle qui est la sienne, philosophe redevable d’une tradition qui confie à la philosophie universitaire le rôle « d’accueillir les questions qui, ailleurs, signifiaient “perte de temps” ».

Procédant par lectures d’œuvres philosophiques, Isabelle Stengers insiste, avec le mathématicien et philosophe britannique du début du XXe siècle Alfred Whitehead, sur le risque considérable qu’implique - moins la spécialisation disciplinaire elle-même que l’avènement de spécialistes se tenant strictement au cadre de leur technicité (ce qu’elle appelle « leur sillon ») et s’interdisant de réfléchir sur leurs pratiques. Certes, les professionnels ont toujours existé. Dans le passé c’étaient les scribes ou les astronomes pétris d’érudition, reconnait-elle. Mais ce qui est nouveau, c'est « le couplage entre professions et progrès » d’où est sortie l’invention de la science « rapide ». Celle-ci a engendré un processus par lequel les chercheurs apprennent à définir comme « non scientifiques » des questions qui n’appartiennent pas à leur « sillon », y compris celles que d’autres disciplines tiennent pour « scientifiques ».

Le ralentissement des sciences instituerait de nouvelles relations entre collègues, desserrant l’étreinte des « sillons » disciplinaires, rénovant une « civilité » essentielle au fonctionnement des communautés savantes et académiques : elle se donnerait même avec « l’art de la consultation » - le dialogue réinstauré entre les chercheurs - l’équivalent d’un savoir de civilisation. Isabelle Stengers n’est-elle pas devenue, de son aveu, philosophe des sciences par son contact étroit avec des physiciens et chimistes dont Ilya Prigogine avec qui elle écrivit en 1979 La Nouvelle Alliance (Ed. Gallimard).

Cette idée de « civiliser les pratiques modernes » permet d’assumer ce que le philosophe américain du XIXe siècle William James n’avait cessé de répéter, que le monde n’est pas une œuvre achevée, qu’il appelle l’action, « mais cette action elle-même doit se passer de certitude, d’exigence de garantie ». Pour Isabelle Stengers, un exemple de science « civilisée » serait l’écologie politique. Cette discipline développe ses propres questionnements critiques, l’obligeant à sortir de son « sillon » tout en réfléchissant aux conditions par lesquelles elle peut y demeurer. Ces énoncés interrogent des évidences tel l’usage des animaux de laboratoire problématisé par Donna Haraway

L’accès à de telles questions de nature philosophique favorise la constitution d’une intelligence publique des sciences reconnaissant aussi bien l’intervention des profanes dans les sphères scientifiques que l’élaboration par les chercheurs de « savoirs situés » qui les éloignent de l’hyperspécialisation technicienne. Isabelle Stengers s’emploie aussi à démystifier les postures héroïques de la science, celle par exemple que résume l’expression d’« étoffe de la recherche » et qui ne serait que le paravent d’une domination de genre, les femmes ne pouvant accéder à cette dignité. Le succès d’une génération de chercheuses en primatologie, optant pour une temporalité scientifique lente et une indépendance radicale, démontre lui aussi le pouvoir du ralentissement des sciences.  

Pertinent, brillant, inspirant, le « Manifeste » d’Isabelle Stengers possède pourtant certains des défauts qu’elle dénonce. Composé de cinq articles ou conférences et d’une traduction longuement commentée d’un court essai de William James sur les effets pervers de l’institution du doctorat (par le doctorant de l’ULB Thierry Drumm), le livre s’apparente à de l’édition « rapide ». Pas d’introduction de l’auteure permettant de « situer » ces textes, pas de justification du concept défendu de « manifeste », des répétitions inévitables, des indécisions fréquentes, au final un sentiment désagréable de faux-livre. A moins que l'éditeur ait voulu faire sortir de lecteur de son « sillon ». Ou de ses gonds ?

Vincent Duclert, professeur agrégé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, responsable du Blog des Livres de La Recherche

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