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février 2012

27 février 2012

Méliès à l'écran

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Nonobstant les qualités de The Artist, force est de reconnaître qu’Hugo Cabret, le long métrage de Martin Scorsese, méritait aussi, hier soir à Hollywood, l’Oscar du meilleur film. C’est aussi, comme le lauréat, un film sur le cinéma, sur les origines du cinéma, mais avec un souffle épique et un pouvoir d’imagination qui défient toutes les attentes. Dans une grande gare de Paris digne des plus belles de la fin du XIXe, un orphelin maître du temps à travers sa mission de remonter toutes les horloges découvre le vieux Méliès et exhume son œuvre. Le film aborde des horizons majeurs, l’enfance, le deuil, le voyage, la guerre, la ville, l’amour, l’espoir, l’imagination technique, la féérie cinématographique, la force du rêve, la mémoire des oubliés, la quête des orgines, le merveilleux des images…

Blog cabret 3
Méliès, « connu pour être le père du cinéma de fiction », nous dit l’historien du cinéma Shlomo Sand dans Le XXe siècle à l’écran (préface de Michel Ciment, Seuil, coll. « XXe siècle », 2004, 525 p. 26 €), n’a pas été seulement cet « illusionniste de fantaisies filmées » qui traverse avec tant de bonheur le film de Scorsese. « Il fut aussi le premier réalisateur à vouloir satisfaire la curiosité du public en lui livrant la "vérité" filmée sur l’affaire Dreyfus. En 1899, avant même la fin de l’Affaire, il réalisa un film d’une quinzaine de minutes sur le sujet – son film le plus long jusque-là – dont on peut dire qu’il est le premier film politique dans l’histoire du cinéma ».

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Hugo Cabret
n’évoque pas ce volet du Méliès cinéaste. Mais le film de Scorsese, par les thèmes qu’il aborde et l’esthétique qui les donne à voir, est aussi un grand film politique. Cela aurait justice de lui reconnaître ces qualités qui font les chefs d’œuvre.

Vincent Duclert

 

24 février 2012

Rêves de savants

La France de l’entre-deux-guerres fut le théâtre d’une effervescence inventive en tout genre, à mi-chemin du progrès scientifique, de l’innovation technique et du concours Lépine. C’est le triomphe de la découverte, et une occasion pour le « génie français » de renaître après la guerre industrielle et les traumatismes de 14-18. Une institution nouvelle est même créée en 1922, l’Office national des recherches scientifiques, industrielles et des inventions - auquel est rattachée la Caisse des recherches datant de 1901. Ce n’est pas à proprement parler le futur CNRS. C’est surtout l’apogée d’une politique républicaine de l’invention commencée avec la Commission des inventions intéressant les armées de terre et de mer (octobre 1887), et intensifiée durant la Grande Guerre grâce aux efforts de Paul Painlevé et d’Albert Thomas : la commission se mue en direction du ministère de l’Instruction publique, puis en sous-secrétariat d’Etat aux inventions rattaché au ministère de l’Armement. Sous la houlette de son patron, le député Jules Breton, l’Office se spécialise dans la recherche appliquée et multiplie la création de laboratoire d’essais,souvent sans rapport les uns avec les autres, notamment le fameux site de Bellevue en région parisienne, sur les hauteurs de Meudon, d’où sortent maint prototypes.

Blog rêves
Cette histoire et ce laboratoire fait l’objet d’un ouvrage superbement illustré, très érudit et rédigé avec autant d’humour que de brio par l’historien Denis Guthleben, attaché scientifique au Comité pour l’histoire du CNRS. Il a exhumé en particulier une collection unique de clichés photographiques (sur plaque de verre) qui retracent ce moment français de l’invention. Celui-ci prend fin à la veille de la Seconde Guerre mondiale avec la naissance, en 1939, du CNRS. L’Office a vécu. Sa mémoire, longtemps tenue en piètre estime au regard des enjeux de la recherche pure et de la Big Science, est ici restituée dans Rêves de savants. Etonnantes inventions de l’Entre-deux-guerres, un beau livre des éditions Armand Colin conçu en collaboration avec le CNRS (160 p., 25 €).

Vincent Duclert

21 février 2012

La grande mutation des atlas de France

Le concept d’ « Atlas » a beaucoup évolué dans ces dernières années, en relation avec la dynamique des sciences sociales assumant la spatialisation des phénomènes, la nécessité d’étudier les espaces et de restituer sur ce plan le produit des recherches. Deux récentes publications témoignent de cette mutation scientifique qu’accompagnent résolument les maisons d’édition. Si cartes, croquis et documents sont toujours largement présents, leurs usages se sont profondement transformés. 

Blog autrement
Publié l’année dernière chez Autrement qui a développé un puissant secteur d’atlas, le copieux volume (318 p. 35 €) du Grand Atlas de l’histoire de France soutient des perspectives fortes, affirmant que « pour comprendre l’histoire d’une nation, il faut suivre la formation de son territoire, [...] la construction d’un espace politiquement organisé ». Ainsi élaboré, poursuivent les trois auteurs, Jean Boutier, Olivier Guyotjeannin et Gilles Pécout, « cet atlas se veut un instrument puissant de compréhension du présent, non pas seulement au niveau national, mais plus encore au niveau européen. Au début de la IIIe République, la grande pédagogie nationale de l’école primaire avait livré un inventaire systématique de la diversité française, pour mieux faire vivre ensemble des gens très différents. Il nous revient désormais de comprendre la diversité des nations européennes, plus encore leur hétérogénéité spatiale qui rend difficile leur mise en continuité. Alors que nous sommes conduits à réfléchir sur ce que seront les espaces politiques de demain, il devient indispensable de comprendre comment les espaces politiques dans lesquels nous vivons, et nous pensons, se sont constitués, dans la longue durée. [...] Regarder la France, de l’extérieur et aussi de plus loin, ne signifie nullement froideur ou critique. C’est ainsi en un espace peut-être étrange qu’est né ce livre, au contact d’historiographies différentes, avec le souci de répondre aux interrogations des Français mais également de tous ceux qui, quoique étrangers, cherchent les raisons de leur attirance ou de leur antipathie. Comme si la distance suscitait aussi la rêverie. »

Blog le bras
En collection « NRF Essais » chez Gallimard vient de paraître L’invention de la France des démographes et historiens Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, sous-titré Atlas anthropologique et politique 519 p., 25 €). Il s’agit de l’édition augmentée (d’un chapitre final sur « la crise idéologique et politique actuelle ») d’une recherche publiée en 1981 en collection Hachette-Pluriel par l’éditeur Georges Liébert. Cette étude avait mis en lumière l’hétérogénéité des Français et son rôle moteur dans la construction de la France, dans son « invention ». Le contexte de parution de la première édition s'inscrivait dans « la montée du racisme, et, plus spécifiquement, de l’antisémitisme. [La France] se perçoit comme fiévreuse, angoissée. Ses craintes d’alors sont sans fondement sérieux. Sa structure anthropologique très particulière ne lui permet pas la xénophobie. Le racisme, dans ce patchwork de mœurs et de coutumes qu’est la France, trouve un mauvais terrain ». Pourtant, la même obsession rebondit trente ans plus tard. « Les fantasmes politiques ont le cuir dur, soulignent Hervé Le Bras et Emmanuel Todd. Que l’homogénéité française soit un mythe n’empêche aucunement en 2012 que l’idéologie dominante s’apparente à une sorte de programme de défense d’une homogénéité menacée, ou, chez les plus radicaux, au rêve d’un retour à une homogénéité perdue. Les défenseurs autoproclamés de l’identité nationale ne comprennent pas l’histoire de leur propre pays. Osons le dire : ils sont aveugles à la subtilité et à la vérité du génie national qui combine unité de projet et gestion pragmatique de diversité ». L'étude de ce mouvement propre à la France, mais aussi aux sociétés modernes, s’enrichit de nouvelles analyses concluant sur des menaces autrement plus sérieuses comme la « désintégration de la classe ouvrière », la « mutation sarkozyste de la droite française », ou bien l’ « atomisation croissante de la société française ». Recréer du lien social pour reformer du lien politique, telle est la lecture possible, et nécessaire de cet « Atlas anthropologique et politique » de la France.

Vincent Duclert

 

16 février 2012

Evariste Galois. Mathématicien et républicain, vies mêlées

Blog galois
Evariste Galois n’est pas seulement un mathématicien de génie. Sa très brève existence -il meurt en duel à l’âge de 20 ans le 31 mai 1832– est parfaitement romanesque. Ardent républicain, membre de la Société des Amis du peuple, célèbre pour avoir porté un toast à la mort de Louis-Philippe, défendant la vérité jusque dans la tombe, amoureux du bien public et de la liberté, il fait l’objet d’une nouvelle biographie par un professeur de mathématiques à l’IUT de Cachan (Galois. Le mathématicien maudit, Belin-Pour la science, 144 p., 18 €). Norbert Verdier relate avec sources et brio comment Galois pressentait la mort dans ce duel. La veille, il avait mis de l’ordre dans ses affaires politiques et mathématiques. Ses obsèques, le 2 juin 1832, devaient donner à ses amis républicains le signal de l’insurrection. Mais le préfet de la capitale opère une série d’arrestations préventives. L’insurrection aura lieu quelques jours plus tard, le 5, à l’occasion des funérailles du général Lamarque, général d’empire et député patriote (Victor Hugo fit le récit de cette émeute sanglante, pour les républicains, dans Les Misérables). Au cours de cette vie de météore *, Galois a encore le temps d’entrer à l’Ecole normale et d’en être exclu, lui inspirant un article ravageur de la Gazette des écoles sur l’enseignement des sciences : « on enseigne minutieusement des théories tronquées et chargées de réflexions inutiles, tandis qu’on omet les propositions les plus simples et les plus brillantes de l’algèbre ; au lieu de cela, on démontre à grands frais de calculs et de raisonnements toujours longs, quelquefois faux, des corollaires dont la démonstration se fait d’elle-même ».

Songeaient-ils à Evariste Galois, ces membres du jury de l’agrégation de mathématiques qui viennent de démissionner pour protester contre les actuelles conditions du concours ? Leur lettre collective vaut d’être lue en tout cas : 

https://listes.univ-rennes1.fr/wws/d_read/theuth/Demission-30-membres-jury-agreg-maths.pdf

Vincent Duclert

* Un autre grand intellectuel républicain, le très dreyfusard surveillant général de l'Ecole normale supérieure publia en 1903, dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, une Vie d'Evariste Galois.

14 février 2012

Les oubliés. Hommage à Tomkiewicz

Blog turz
Pédiatre, épidémiologiste, directeur de recherche à l’Inserm, chercheuse associée au Cermes, Anna Tursz est l’auteur d’une somme sur la maltraitance des enfants. Elle estime que ce problème de société, de morale et de santé publique, qui enferme enfants (et adultes) dans une logique insoutenable de violence, affecte entre 5 et 10% des enfants, dans toutes les classes sociales. Tout commence avec la mort suspecte des nourrissons de moins d’un an, dont elle propose une étude serrée. Puis elle établit l’état des connaissances sur la maltraitance, pour étudier ensuite le rôle et les priorités du système de santé. Enfin, elle s’interroge à juste titre sur les raisons de la persistance de la maltraitance et de sa méconnaissance en France. Une telle méconnaissance, que ce livre combat, justifie son titre, Les oubliés. Enfants maltraités en France et par la France (Seuil, 426 p., 20 €).

Anna Tursz a dédié cet ouvrage important et nécessaire à la mémoire de Stanislas Tomkiewicz, pédopsychiatre d’une générosité exceptionnelle qui n’a, écrit-elle, jamais abordé un enfant ou un adolescent, même délinquant, sans autre arme thérapeutique que le respect ». On regrette du reste, à lire cette forte dédicace, que l’histoire de la pédopsychiatrie soit finalement peu présente dans le livre. Elle permet souvent d’expliquer des phénomènes présents qui échappent. Pour autant l’hommage à ce médecin français, au destin exceptionnel, est une dette payée à un savant et combattant lui aussi méconnus. Qui connaît en effet Stanislas Tomkiewicz ? On se propose dans les lignes qui suivent de retracer le parcours d’un des nombreux étrangers « qui ont fait la France » et lui ont donné le meilleur d’eux-mêmes.

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Né à Varsovie en 1925 dans une famille polonaise de la grande bourgeoisie juive, Stanislas Tomkiewicz survit adolescent à l’enfermement dans le ghetto de Varsovie. Il y passe même son baccalauréat en juin 1941. Déporté avec ses parents, il parvient à s’évader du train. Mais il est repris et déporté au camp de Bergen-Belsen. Libéré par les Anglais, il est rapatrié à l’hôtel Lutétia à Paris, « juste le temps d’un examen clinique qui le conduit au sanatorium pour deux ans », précise sa fille, la néphrologue Elisabeth Tostivint- Tomkiewicz (Internat de Paris, n°44). A cette époque il a vingt ans ; à l’exception de sa sœur et du fils de celle-ci, âgé de six ans, il est le seul survivant de sa famille. C’est alors que s’exprime cette personnalité qui fait toute la complexité de mon père : un mélange de force incomparable, nourrie de haine et d’orgueil, mais aussi d’humanité. Cette humanité, il la puise en partie dans le souvenir de Janusz Korczak, pédiatre avant-gardiste du ghetto de Varsovie, pionnier des droits de l’enfant, et dont il s’efforcera par la suite de faire connaître le travail. » De cette expérience, Stanislas Tomkiewicz tire le premier tome de ses mémoires, L’enfance volée (Calmann-Lévy, 1999), où il établit ce lien direct avec sa profession de psychiatre infanto-juvénile, « une vérité que j’ai mis des années à oser regarder en face : je travaille avec les adolescents parce qu’on m’a volé mon adolescence… L’expression peut paraître abusive. On a toujours une adolescence, bien sûr : disons que la mienne, entre les murs rouges du ghetto de Varsovie et les barbelés de Bergen-Belsen, n’a pas été tout à fait normale ».

Le choix de la médecine et de la France accomplit la promesse qu’il a faite à ses parents, soucieux qu’il devienne « ein guiter Doktor » et qu’il vive dans la patrie des droits de l’homme. Dans l’incapacité de prouver qu’il est déjà titulaire du baccalauréat (tous ses papiers ayant disparu), il repasse son baccalauréat en 1947. Puis, vivant dans un foyer d’étudiant, il débute à Paris des études de médecine. Il réussit l’internat en 1956. Dès 1948, Madeleine Zay, la veuve de Jean Zay, soutient auprès du préfet de police sa demande de naturalisation. Mais le Conseil de l’ordre oppose son veto en raison de la judéité de Stanislas Tomkiewicz. Il ne sera finalement naturalisé que le 3 mai 1953. Il commence une carrière hospitalière bien qu’étant attiré par la recherche. Mais celle-ci est rejetée et méprisée par le milieu médical et les grands patrons. La clinique s’affirme à cette époque comme toute puissante. Soutenue en 1960, sa thèse de doctorat d’Etat en médecine porte sur troubles caractériels de l’enfant. D’abord chef de clinique en neuropsychiatrie à l’hôpital de la Salpêtrière, il rompt avec ce monde hospitalier archaïque dans sa prise en charge des malades, particulièrement les malades mentaux, de surcroit très anticommuniste alors que lui-même militait au PCF, et encore traversé de vives pulsions antisémites. Stanislas Tomkiewicz se rapproche alors des pédiatres travaillant avec les enfants en difficulté et les enfants dits « poly-handicapés ». En 1960, il obtient sa qualification en pédiatrie, puis en 1961 celle de neuropsychiatre. Il travaille pour l’hôpital spécialisé de La Roche-Guyon et devient psychiatre attaché au Centre familial de jeunes de Vitry, un foyer de semi-liberté pour adolescents. Menant de nombreuses recherches, il rejoint l’INSERM en 1965 et prend en 1975 la direction de l’unité 69 « Santé mentale et déviance de l’enfant et de l’adolescent » à Montrouge. Il devient aussi enseignant à l’université de Paris VIII-Vincennes. Il publie en 1987 L’Enfant et sa santé, premier ouvrage issu d’une collaboration entre des psychiatres et des médecins de santé publique. Son action déterminée contribue à la reconnaissance du droit des enfants et au vote de la loi d’orientation en faveur des personnes handicapées du 30 juin 1975 qui donne à l’enfant et à l’adulte handicapés un statut de citoyen. Rejetant le « biologisme » dans l’approche psychiatrique, soucieux de donner aux psychiatres des moyens et une reconnaissance, refusant la violence des institutions, Stanislas Tomkiewicz a introduit la notion de résilience dans le monde médical. Sur le plan politique, son adhésion au parti communiste s’achève en 1972. Ses combats humanistes le mènent à l’engagement contre la guerre d’Algérie et à la défense des persécutés. C’est la lutte finale etc., le second tome de ses mémoires paru en 2003 (La Martinière) évoque ces nombreuses luttes civiques.

Blog tom 2
Mobilisé pour une réforme radicale du système médical français et de santé publique, notamment après mai 68, Stanislas Tomkiewicz s’est battu pour le rapprochement de la recherche et de la clinique, la fin du mandarinat, et la reconnaissance du patient et de sa souffrance. Il a acquis avec ses travaux sur les enfants poly-handicapés et autistes et sur la délinquance juvéline une renommée mondiale. « Il demeure un exemple exceptionnel de psychiatrie définitivement atypique, un combattant d’une psychiatrie humaniste, à cœur ouvert, engagé à chaque instant dans le soin et dans la cité » (site de l’INSERM/Histoire). Dans un entretien accordé en mars 2001 à Suzy Mouchet et Jean-François Picard, il est revenu sur son choix de la France et de la médecine en 1945 : « un acte de volonté pure. A cette époque, le monde entier m’était ouvert, mais j’aimais la France et je voulais y rester, alors que je n’y connaissais personne. J’avais 19 ans et demi et il était évident pour moi que je deviendrai médecin. [...] Je suis médecin par la volonté de mon père, qui m’avait conditionné pour cela depuis ma naissance. Dès l’âge de six ans, mes parents m’ont donné des livres de médecine. Puis, vers neuf ans, j’ai lu "La vie de Pasteur" et "Les chasseurs de microbes". Or ces deux livres qui constituaient "ma bible" ne parlaient pas de médecins mais de chercheurs et, dans mon esprit d’enfant, j’ai fait la confusion ».

Ses amis l’ont surnommé TOM. C’est sous ce nom qu’a été créée une association, dans le but « d’assurer la continuité et la transmission des idées, des combats, de l’œuvre Stanislas Tomkiewicz ». Il est mort le 5 janvier 2003 à Paris.

Blog tom livre
« À l’époque où je dirigeais un service pour enfants arriérés profonds – « le rebut de l’humanité », comme disaient encore certains –, un étudiant en médecine est venu me trouver pour me demander une place d’interne. […] Il a vu tous ces enfants cassés, et, sur le chemin du retour, il m’a dit : « Tu sais, Tom, franchement, pas une seconde je n’imagine être psychiatre dans un endroit pareil. Pourquoi un homme comme toi travaille-t-il avec ces enfants-là ? » Je l’ai envoyé promener très méchamment. […] J’aurais pu répondre de meilleur cœur et plus simplement : « C’est parce que je les aime. » Mais il n’était pas question de dire aux autres, ni à moi-même une vérité que j’ai mis des années à oser regarder en face : je travaille avec les adolescents parce qu’on m’a volé ma propre adolescence. » Incipit.

Vincent Duclert

voir le site Les amis de Tom : http://www.amisdetom.org/

09 février 2012

Les nouvelles classes moyennes

Blog maurin
L’essai de Dominique Goux et d’Eric Maurin consacré aux nouvelles classes moyennes est une plongée dans la société française, à travers l’analyse d’un « ensemble – grandissant- de catégories intermédiaires, situées à égale distance des plus pauvres et des plus riches ». Ces « nouvelles classes moyennes » qui sont nées des importantes mutations sociales des années 1980, « ont su maintenir leur position tout au long de ces dernières années, au terme d’une compétition sans merci pour les statuts professionnels les plus protégés, les quartiers de résidence les plus sûrs et les diplômes les plus recherchés. Aiguillonnées par l’inquiétude, elles sont les acteurs les plus résolus de la compétition qui s’est emparée de notre pays à la faveur de la crise économique et de la démocratisation scolaire. Incarnant à la fois une "France qui tient" et une "France qui monte", miroirs autant que modèles, elles reflètent les peurs et les espoirs de notre société, ses doutes et sa brutalité ».

Comme le montrent les auteurs, sociologue et économiste, les classes moyennes sont devenues un enjeu décisif, enjeu politique parce que force sociale active, inquiète, dynamique. Elles constituent des arbitres politiques de par leur place dans la société. La campagne présidentielle s’en saisit pour cela. Leur omniprésence occulte d’autres questions, celle du pouvoir de la richesse, et celle, à l’opposé, de l'état de « précariat », une situation décrite ici, « où la précarité professionnelle et sociale ne traduit pas une difficulté transitoire, mais un état permanent ». La lecture des Nouvelles classes moyennes (Le Seuil, coll. « La République des idées », 2012, 124 p., 11,50 €) propose sans conteste cette plongée dans la société française qu’annonce son introduction.

Vincent Duclert

 

07 février 2012

Pour une histoire politique de la folie

Blog murat
Professeure au département d’études françaises et francophones de l’Université de Californie-Los Angeles, Laure Murat a déjà à son actif des livres importants (La Maison du docteur Blanche : histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant, Lattès, 2001 ; Passage de l’Odéon : Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Fayard, 2003 ; La Loi du genre : une histoire du "troisième sexe", Fayard, 2006). Elle a publié il y a quelques mois une passionnante et puissante étude, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie (Gallimard, 24,90 €). Le sous-titre est important surtout, car il s’agit bien d’une tentative de comprendre ce qu’est le délire des humains, notamment celui qui prend appui sur l’Histoire (au sens de « déroulement des événements, en particulier politique, et non la discipline qui l’étudie et en fait le récit » - d’où le titre du livre), au sein d’une enquête sur les formes d’institutionnalisation de l’asile au XIXe siècle avec, au cœur, un homme, le psychiatre Jean-Etienne-Dominique Esquirol, créateur de l’institution asilaire puisqu’il est à l’origine de la loi de 1838 obligeant chaque département à ouvrir un hôpital spécialisé. Au XIXe siècle, la raison l’emporte sur la folie et enferme les fous. Dans un préambule de 44 pages, un modèle du genre, Laure Murat dépouille toutes les questions qui viennent avec l’étude contemporaine de la folie et restitue l’épreuve que constitua pour elle la plongée dans les archives, particulièrement celles des registres d’observations médicales des grands asiles d’aliénés du département de la Seine au XIXe siècle, de la Révolution à la Commune, de Bicêtre à la Salpêtrière, de Sainte-Anne à Charenton. « Ce sont des grands livres – au propre comme au figuré – de la misère sociale, où échoue le destin de milliers d’hommes et de femmes, pour beaucoup issus de la classe ouvrière, qui ont souvent tout perdu avant d’avoir perdu la raison ». L’homme qui se prenait pour Napoléon est un grand livre, sur la perte et l’enfermement, remarquablement bien écrit et honoré du Prix Fémina-Essai à l'automne dernier.

Vincent Duclert

 

02 février 2012

La recherche biomédicale en danger

Blog even
Professeur émérite et ancien vice-président de l'université de Paris-5, ancien doyen de la faculté de médecine Necker et président de l'institut Necker, Philippe Even est un habitué des rayons de librairies et des cris d’alarme. Il est notamment l’auteur aux éditions du Cherche-Midi d’Avertissement aux malades, aux médecins et aux élus (2002) et de Savoirs et pouvoirs (2004). La somme qu’il a publiée, toujours au Cherche-Midi, en 2010, résonne de sa profonde actualité. La recherche biomédicale en danger (coll. « Documents », 534 p., 23, 50 €) est dédiée « à tous les chercheurs, [...] en particulier les jeunes, et ceux, si nombreux, qui sont "d’origine étrangère" et qui nous apportent tant. » Le ton est donné à cette démonstration d’un système national de la recherche biologique et médicale en voie de déclin accéléré, « rançon de trente ans d’illusions, d’erreurs et d’inaction », aux conséquences dramatiques, tant pour les chercheurs condamnés à l’immobilisme ou à l’exil que pour le rayonnement scientifique français désormais gravement compromis. Des évidences volent en éclat sous une plume incisive, celle de la recherche fondamentale qui n’aurait d’avenir qu’au sein de lourds laboratoires, celle de l’innovation qui ne procèderait que du travail collectif, celle de la recherche-développement qui n’aurait d’issue qu’au long des logiques d’actionnaires et de marchés, celle de la recherche programmée comme alpha et oméga de la science… La démonstration est extrême, parfois excessive, mais menée avec souffle et panache, avec culture et raisonnement. On ne s’étonnera pas que le modèle de savant choisi par Philippe Even soit le physicien et Prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes qui avait même promis de préfacer ce lourd essai. La mort brutale l’a empêché d’honorer sa promesse. Mais demeure son sens profond de la liberté de recherche qui traverse le livre et appelle les chercheurs à la dissidence, à la résistance.

Vincent Duclert