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21 décembre 2011 |

Un génocide exemplaire

Blog arménie
Demain vient en discussion la proposition de loi « portant transposition du droit communautaire sur la lutte contre le racisme et réprimant la contestation de l’existence du génocide arménien ». Elle aboutira, si elle est votée, à modifier les articles 24 bis et 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Les députés * à l’initiative de cette proposition insistent dans l’exposé des motifs sur la nécessaire transposition du droit communautaire, rappellent que « déjà en France, plusieurs textes nationaux définissent et sanctionnent les génocides, crimes de guerre et crimes contre l’humanité » et soulignent que « récemment, la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 a instauré la reconnaissance officielle de la France du génocide arménien de 1915 et la loi n° 2001-434 du 21 mai 2001, la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ».

Le gouvernement turc exerce sur les autorités françaises une pression maximale pour faire échouer le vote de demain. Il est intéressant de constater qu’en la matière, le gouvernement dit « islamiste modéré » conduit par le Premier ministre Erdogan s’affiche absolument solidaire des entreprises des gouvernements précédents et de l’Etat kémaliste dans son entier organisant la négation de la vérité historique du génocide perpétré contre les Arméniens dans l’Empire ottoman, durant la Première Guerre mondiale. Les argumentaires utilisés contre la proposition de loi insistent sur le viol de la liberté d’expression que constituerait une telle législation et sur la transgression qu’elle représenterait – les parlementaires n’étant pas chargés selon les officiels turcs de décider de la vérité historique. Et d’en appeler au seul travail des historiens pour trancher la question du génocide arménien. Ces argumentaires se retournent facilement contre leurs auteurs. Arguer de la liberté d’expression pour un pays qui, aujourd’hui, enferme ses chercheurs, ses professeurs, ses étudiants, ses éditeurs, ses journalistes **, relève de l’imposture. Appeler au travail des historiens alors que montent les menaces qui pèsent sur les chercheurs et les éditeurs de Turquie osant braver les lois et l’opinion d’Etat est un piège rhétorique.

La Turquie officielle n’est prête à aucune avancée dans la reconnaissance de la vérité historique même si elle l’a été un bref moment, au début des années 1990 ou au milieu des années 2000. Le fait nouveau est que la propagande publique de négation du génocide arménien est combattue en Turquie même par de nombreux historiens et chercheurs - dont l’œuvre est relayée par les groupes actifs d’intellectuels démocrates qui ne cessent de se mobiliser pour les libertés de pensée et d’expression. Ce travail éminemment courageux et admirable, qui contribue décisivement à la compréhension du génocide et de ses conséquences, ne pourra que souffrir du vote de la proposition de loi en France : ses auteurs seront aussitôt assimilés à un lobby anti-turc et empêchés de travailler pour la connaissance historique.

Cette initiative est dangereuse aussi pour les groupes, associations et parlementaires qui la portent. Alors que le génocide arménien relève de la vérité historique, une telle loi pénalisant sa négation va la faire basculer, de l’autorité de l’histoire à la vérité d’Etat. La généralisation de la dimension historique de cette connaissance en souffrira. Il faut être clair : si la recherche a besoin de la loi pour se valider et exister, alors elle court les plus grands périls. Et les vérités que le législateur souhaite protéger également. C’est bien dans et par l’histoire que les faits incommensurables comme les génocides peuvent s’imposer à la conscience publique internationale.

S’il y a aujourd'hui cette demande de lutte contre le négationnisme de la part des héritiers des Arméniens exterminés, c’est dans la conviction que l’histoire du génocide arménien est de plus en plus fragile et sans cesse soumise aux offensives du négationnisme turc. Ils ont raison. Mais la meilleure solution ne consiste pas à faire une loi finalement très dangereuse pour la recherche elle-même ; elle exige au contraire d’intensifier cette dernière, d’instituer des chaires, de créer des laboratoires, de soutenir la publication et la diffusion de la connaissance, de mobiliser des moyens vers la sauvegarde des archives, d’établir l’état-civil et la vie de chaque victime,... Voilà une tâche noble pour la puissance publique d'un pays démocratique.

Un tel engagement pour la recherche sur le génocide arménien (et l’histoire comparée des génocides) serait un acte politique fort de la part de l’un ou de l’autre des deux principaux candidats à l’élection présidentielle française. Il éviterait de prendre en otage la recherche alors même qu’elle reste le meilleur antidote à la négation idéologique de l’histoire. En lieu et place d’empêcher le travail scientifique, il faut l’aider et le soutenir. Beaucoup reste à faire dans ce domaine !

Vincent Duclert

En couverture, l’étude du normalien Jean-Yves Carzou, l’un des premiers ouvrages modernes publiés en France sur l’histoire du génocide arménien, paru en 1975 chez Flammarion, et réédité en 2006 par Calmann-Lévy (333 p., 19,50 €).

* Valérie BOYER, Alfred ALMONT, Brigitte BARÈGES, Marc BERNIER, Jean-Marie BINETRUY, Roland BLUM, Marcel BONNOT, Patrice CALMÉJANE, Jean-Louis CHRIST, Dino CINIERI, Éric CIOTTI, Georges COLOMBIER, Charles de COURSON, Jean-Michel COUVE, Gilles D’ETTORE, Olivier DASSAULT, Marc-Philippe DAUBRESSE, Bernard DEPIERRE, Jean-Pierre DUPONT, Michel GRALL, Jean-Pierre GRAND, Jacques GROSPERRIN, Laurent HÉNART, Michel HERBILLON, Maryse JOISSAINS-MASINI, Patrick LABAUNE, Charles de la VERPILLIÈRE, Michel LEJEUNE, Geneviève LEVY, Lionnel LUCA, Muriel MARLAND-MILITELLO, Patrice MARTIN-LALANDE, Gérard MENUEL, Étienne MOURRUT, Jean-Pierre NICOLAS, Yanick PATERNOTTE, Josette PONS, Éric RAOULT, Jacques REMILLER, Jean-Marc ROUBAUD, Jean-Marie SERMIER, Fernand SIRÉ, Daniel SPAGNOU, Guy TEISSIER, Michel TERROT, Dominique TIAN, René-Paul VICTORIA, Patrick BEAUDOUIN, Michel HEINRICH, Bérengère POLETTI, André SANTINI, Michèle TABAROT et Jean-Claude FLORY.

** Voir l’article du 21 novembre du Blog des Livres : http://larecherche.typepad.fr/le_blog_des_livres/2011/11/initiative-de-chercheurs-pour-la-libert%C3%A9-de-recherche-et-denseignement.html  

Information du 22 décembre 2011 : L'Assemblée nationale a donc adopté la proposition de loi à une forte majorité des députés présents dans l'hémicycle. Au même moment, en Turquie, l'Association des droits de l'homme publiait un intéressant et courageux communiqué qui déclarait notamment :

"Il faut s’unir contre la négation du génocide et non contre le Parlement Français

Il semble que de larges fractions de la population comprenant aussi bien les partis politiques AKP, CHP, MHP, que certains cercles et certaines corporations professionnelles ainsi qu’un nombre considérable d’intellectuels en Turquie se soient unies pour contester le vote du projet de loi pénalisant la négation du Génocide Arménien par l’Assemblée Nationale Française, une initiative qui a d’ailleurs été précédée par d’autres pays.

La négation du génocide sert le blanchiment d’un crime organisé et commis par le biais de l’Etat. Le négationnisme empêche de faire face à l’Histoire comme il empêche aussi de s’agenouiller devant la mémoire des victimes, de faire acte de contrition face aux descendants des victimes et de dire « plus jamais ça ». Elle constitue un moyen de renforcer les inégalités, les rapports de domination et la menace d’une violence latente.

C’est pour cela que l’Assemblée Générale des Nations Unies a approuvé la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide en décembre 1948 entrée en vigueur en janvier 1951. Depuis cette date la négation de la Shoah a été interdite dans de nombreux pays et pénalisée par une amende et une peine de prison. En 1990, la France a également adopté la Loi Gayssot pour punir le négationnisme de la Shoah.

La négation d’un génocide ne peut être interprétée comme relevant de la liberté d’expression, c’est au contraire une agression contre les descendants d’un peuple qui a subi un génocide et contre ceux qui font acte de contrition devant ce génocide ; Elle constitue un moyen puissant de perpétuer les conséquences du génocide et une invitation pour de nouveaux crimes contre l’Humanité.

C’est pourquoi, nous les soussignés, nous voulons avant tout que soit mis un terme à la politique de négationnisme présente dans tous les sphères de la vie en Turquie, qui blesse les consciences et offense sans cesse les victimes. [...]

Nous en tant que membres de l’Association des Droits de L’Homme et de la Commission contre le Racisme et les Discriminations, n’acceptons en aucun cas l’idée que la négation d’un crime contre l’humanité nommé génocide puisse être considérée comme l’aboutissement du droit et de la liberté d’expression et nous insistons sur notre opinion. [...]

De nos jours, le deuxième soutien des opposants qui contestent ce projet de loi du Parlement Français est la mémoire de Hrant Dink. Ce dernier s’était opposé en 2006 aux débats sur les projets de loi incriminant le négationnisme dans les parlements étrangers et à leur acceptation. Nous sommes persuadés que c’est une erreur absolue que de contester ce projet de loi en s’appuyant sur les opinions qu’exprimait Hrant Dink il ya quelques années, qui d’ailleurs a été abattu par la collaboration des foyers fascistes et les dispositifs de guerre spéciaux des appareils de l’Etat. Hormis le fait que personne n’est en mesure de prédire des années après ce qu’aurait pensé Hrant Dink aujourd’hui, nous sommes convaincus que le droit d’émettre un avis personnel sans subir d’influence pour toute personne qui défend la pensée indépendante constitue la base même de la liberté d’opinion que ces opposants défendent.

Pour conclure, nous invitons toutes les organisations non gouvernementales en particulier TOBB*, TÜSIAD**, les faiseurs d’opinion et les intellectuels à déployer leurs efforts pour que la société et l’Etat Turc reconnaissent le génocide Arménien, le génocide perpétré durant les mêmes années contre les Syriaques/Assyriens, le nettoyage ethnique commis dans son ensemble y compris envers les Grecs d’Anatolie au lieu de faire une campagne contre le Parlement Français qui ne sert qu’à renforcer la ligne suivie par l’Etat."

http://www.armenews.com/article.php3?id_article=75473 

http://www.armenews.com/article.php3?id_article=75507  

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Bonjour, désolée de faire de la pub, mais pourriez vous y passer et laisser quelques com ?
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Merci :)

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