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mars 2011

10 mars 2011

L'adieu au voyage

Blog deba 
« Entre 1925 – date de la fondation de l’Institut d’ethnologie de Paris – et les années 1970, les échanges entre littérature et anthropologie ont été, en France, innombrables », écrit Vincent Debaene qui enseigne la littérature à l’université de Columbia à New York. C’est alors le point de départ d’une remarquable enquête qui s’intéresse tout autant aux ethnologues composant des œuvres littéraires (Michel Leiris avec L’Afrique fantôme, Claude Lévi-Strauss avec Tristes tropiques) qu’aux écrivains notamment surréalistes s’intéressant aux sciences de l’homme, en passant par les espaces de contacts entre les deux écritures – telles la collection « Terre humaine » fondée par Jean Malaurie en 1955 aux éditions Plon, ou la revue Documents dirigée par Georges Bataille. Vincent Debaene le reconnaît, « il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans ce foisonnement ». Ce désordre possède cependant une vertu séminale, celle d’entraîner la réflexion sur les terrains d’un questionnement complexe et nécessaire. Et c’est à ce type de questions que le livre entend répondre.

L’adieu au voyage, titre de cette étude sur l’ethnologie française entre science et littérature (Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 521 p., 25 €), démontre les liens tissés par une société, au travers des lettres et de la littérature, avec les savoirs de l’homme autant qu’il propose une subtile élucidation du travail des ethnologues : ils ressentent pour la plupart le besoin de rompre littérairement avec le voyage, comme une condition du travail scientifique et du déploiement de l’ethnologie dans le champ scientifique. Avec des conséquences profondes pour la discipline, sources de distinction nationale de l'ethnologie, comme le souligne l’auteur : « cette histoire des démêlés de l’ethnologie française avec la littérature (et la rhétorique) confirme la singularité d’une tradition nationale dont les modèles épistémologiques et historiques les plus courants aujourd’hui ne permettent pas de rendre compte. La résistance française face aux questions de politics and poetics of writing (ce que Bourdieu appelle quelque part avec ironie le "textisme") en est le signe le plus flagrant. On peut déplorer cette réticence, qui est aussi le signe d’une crispation et d’une "rendez-vous manqué de la [pensée française] avec sa propre radicalité" ».

Vincent Duclert

 

09 mars 2011

Ici Londres, le Blog parle aux blogs

On annonce aujourd’hui qu’Internet et le Web représentent désormais le premier moteur de croissance économique en France. Ce sont aussi de puissants instruments de croissance intellectuelle et scientifique, notamment pour la diffusion de la recherche et sa fabrique quotidienne. Amené à expertiser l’initiative de Culture Visuelle, une plate forme de blogs scientifiques ouverte à tous les chercheurs en esthétique, anthropologie, sociologie et politique de l’image, je peux souligner l’intérêt des ressources électroniques et numériques et leur constitution en laboratoires certes virtuels mais bien réels aussi, avec d'importants flux d’échanges scientifiques comme en témoignent les activités de la collectivité réunie par Culture Visuelle, « Média social d’enseignement et de recherche » ainsi que l’a défini son concepteur, l’universitaire André Gunthert. http://culturevisuelle.org/

Vincent Duclert

08 mars 2011

Femmes au travail

Blog cocan 
La « question de la conciliation travail/famille tant du côté des femmes que du côté des hommes et plus largement de tous les acteurs de la société » est au cœur de l’étude que Laurence Cocandeau-Bellanger, maître de conférences en psychologie sociale à l’université catholique de l’Ouest, publie aux éditions Armand Colin (174 p., 19,50 €). La couverture de Femmes au travail. Comment concilier vie professionnelle et vie familiale montre une photographie en vignette d’une jeune mère de famille, jouant avec sa petite fille tout en menant au téléphone une conversation de toute évidence professionnelle. Si l’interrogation du livre est légitime puisque tant de femmes vivent en permanence cette tension entre la recherche de l’épanouissement professionnel et la poursuite du bonheur familial, si le propos renvoie bien cette question à tous les acteurs de la société et pas seulement aux seules concernées, on peut s’étonner aussi que les termes de la « conciliation » n’associent les femmes au travail qu’avec la femme en famille ou la mère de famille. La femme peut ne pas être mère de famille ou même épouse en couple, elle peut ne pas avoir de vie de famille déclarée, elle peut vivre seule, elle peut assumer une forme de liberté jusque dans sa vie intime et sexuelle, tout en s'interrogeant elle aussi sur la relation de sa vie personnelle avec son existence professionnelle. Ouvrage utile, femmes au travail aurait gagné à ne pas identifier la sphère personnelle des femmes à leur seule vie familiale. Les stratégies de conciliation déployées par les femmes leur permettent aussi de rester des femmes - en contraste avec leur vie professionnelle mais aussi avec leur vie familiale. Rester ou devenir des femmes, retrouver ou trouver leur autonomie d’acteur et leur identité propre dans le monde du travail et dans le monde de la famille. Cette ambition transparaît du reste dans certains « récits de vie féminins » (chapitre 2), comme Séverine qui s’autorise du « temps pour elle », voir des amies (des amis ?), aller à la piscine avec elles, se rendre chez l’esthéticienne, « des petites activités du quotidien qui lui permettent, quand elle les réalise, d’être une autre personne et pas simplement une mère, explique Laurence Cocandeau-Bellanger. Aujourd’hui, elle pense aussi les choses pour elle ». Et si le vrai sujet alors, ce n’était pas celui-ci ?

Vincent Duclert

 

07 mars 2011

Identité et contrôle

Blog transl 
Pour continuer d’explorer les champs de la traduction, annonçons ici la naissance d’une nouvelle collection aux éditions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, « Translations ». Celle-ci a deux objectifs, résumés par l’éditeur : mettre à disposition des lecteurs francophones de grands textes de sciences restés inaccessibles en langue française, et inviter à une réflexion sur ce qu’est traduire des sciences sociales d’une langue à l’autre. Aussi chaque traduction est-elle confiée à un spécialiste du domaine traité par l’ouvrage ou de son auteur ; elle est précédée d’une préface nourrie où le traducteur, non seulement présente l’un et l’autre, mais propose également le récit et l’analyse de son expérience de traduction. Il s’agit donc, avec « Translations », d’un effort très important consenti à la diffusion des sciences sociales et à leur réflexion par un biais qui s’inscrit pleinement dans les pratiques de recherche - ou les réhabilite. Le premier volume, paru le 10 février dernier, portait sur l’un des textes fondateurs de la sociologie des réseaux, Identité et contrôle, d’Harrison C. White (université de Columbia), paru en 1992 (nlle édition en 2008), sous-titré « Une théorie de l'émergence des formations sociales », et traduit ici par Michel Grossetti et Frédéric Godart : les deux sociologues signent une introduction qui sonne comme un pari éditorial tout autant qu’un programme de travail : « La longue histoire d’une traduction impossible ».

Vincent Duclert

Illustration de couverture : Mokeït Van Linden

 

03 mars 2011

Le pari démocratique

Blog dewey 1 
Les « valeurs » sont une importante question en sciences sociales, désignant « ce à quoi nous tenons », écrivent Alexandra Bidet, Louis Quéré et Gérôme Truc, traducteurs et introducteurs de La formation des valeurs de John Dewey aux éditions des Empêcheurs de penser en rond/La Découverte (237 p., 17 €). Soit un ensemble de textes du philosophe progressiste américain né en 1859, mort en 1953, et dont le credo philosophique [« voir quelle lumière les idées des hommes pouvaient apporter sur les questions de leurs époque », selon le critique Henry Steel Commager en 1950] éclaira tous les problèmes d’importance de son époque. Plus près de nous, Rorty considérait Dewey comme son « héros en philosophie » et comme un des philosophes les plus importants du XXe siècle, rappelle Patrick Di Mascio qui traduit et introduit pour sa part un autre livre de Dewey chez le même éditeur, Une foi commune (A Common Faith), trois conférences du philosophe prononcées à l’université de Yale en 1934 et jamais traduites (140 p., 13,50 €).

Blog dewey 2 
L’introduction de Di Mascio, maître de conférences à l’université de Provence, est longue et passionnante. Intitulée « Dewey et le pari démocratique », elle explique le processus à l’œuvre dans Une foi commune, processus par lequel « le politique doit capter l’énergie investie dans le religieux et lui faire subir une cure de désublimation. Mais aussi, et surtout, dire que les prophètes de la démocratie ont "une foi religieuse dans la démocratie", cela signifie que le devoir de civilité qui impose le devoir moral d’expliquer à autrui les principes que l’on défend, s’appuie non pas sur un socle de morale publique, sur une religion civile ou un catéchisme, mais sur un espoir quant à l’avenir et que l’individu s’engage à faire advenir. Telle est la signification profonde d’Une foi commune : la démocratie est une prophétie autoréalisatrice ».

Vincent Duclert