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décembre 2010

31 décembre 2010

Retour sur le XXe siècle

Blog judt 
Pour prendre congé de l’année 2010, ayons une pensée pour Tony Judt, cet universitaire britannique – mais installé aux Etats-Unis où il dirigea durant de nombreuses années l’Institut Erich-Maria Remarque de New York University –, mort le 6 août dernier à son domicile. Atteint de la maladie de Charcot, il lutta sans relâche, continuant d'écrire et de travailler du plus qu'il le pouvait. Les éditions Héloïse d’Ormesson ont pris l’heureuse initiative de faire traduire (par Pierre-Emmanuel Dauzat et Sylvie Taussig) et de publier au mois d’octobre le recueil que cet historien des idées politiques, des intellectuels et de la France, avait conçu en langue anglais deux ans auparavant. Ce livre, intitulé Retour sur le XXe siècle. Une histoire de la pensée contemporaine, et sous-titré Pour en finir avec l’ère de l’oubli, réunit des articles et des essais écrits entre 1994 et 2006 (624 p., 27 €). Deux préoccupations majeures ont guidé cet ensemble, comme l’expose Tony Judt dans l’introduction, « Le monde que nous avons perdu ». La première concerne le rôle des idées et la responsabilité des intellectuels, aux premiers rangs desquels Albert Camus qui fut l’un de ses sujets de recherche. La seconde s’intéressé à « la place de l’histoire récente dans une ère d’oubli : la difficulté que nous avons à dégager un sens du siècle qui vient de s’achever et à en tirer des leçons ». Tout effort pour le faire est une contribution à l’avenir commun, et constitue ainsi le legs le plus précieux du savant et intellectuel Tony Judt.

Vincent Duclert

27 décembre 2010

Conte de Noël 2010

Blog hessel 
Le succès – plus de 300 000 exemplaires en deux mois - du court essai de Stéphane Hessel, ambassadeur de France, ancien résistant au nazisme et déporté à Buchenwald, militant des droits de l’homme et du citoyen, figure parmi les très bonnes nouvelles de cette fin d’année. Parce qu’il honore l’engagement d’un homme dans l’histoire et les raisons qu’il en livre ici et maintenant. Parce qu’il distingue deux éditeurs, Jean-Pierre Barou et Sylvie Grossman, la petite maison d’édition qu’ils ont cofondée à Montpellier *, et la collection qu’ils viennent de créer, « Ceux qui marchent contre le vent », un nom emprunté aux Omahas, un peuple indien des plaines d’Amérique du Nord. Parce qu’il témoigne de la résistance du livre et des libraires qui se battent chaque jour pour lui. Se présentant sous l’aspect d’une brochure, d’un fascicule, Indignez-vous ! se révèle au toucher, au regard et à l’usage comme un vrai livre, à la mise en page soignée et au texte très édité. C’est « une pépite », n’hésitent pas à écrire légitimement Les Echos dans leur livraison du 23 décembre (Nathalie Silbert). C’est en tout cas la preuve que le courage intellectuel et les risques professionnels peuvent déboucher sur de belles réussites, la rencontre d’une pensée et d’un public par le biais d’un objet vivant, accessible pour 3 euros seulement. Le rêve de tout éditeur !

Vincent Duclert

* « Indigène est une maison d’édition dédiée aux savoirs et aux arts non industrielles des Premières Nations – Aborigènes d’Australie, Indiens d’Amérique, Tibétains, Inuit, Maoris… - sans oublier les "Indigènes" de nos propres sociétés, ces pionniers, chez nous, qui entendent rompre avec les logiques mercantiles, protectionnistes, standardisées, tout en dégageant de nouveaux pôles d’autorité intellectuelle et de viabilité économique. »

23 décembre 2010

Science et universités en France

Blog mouv 
La revue Le Mouvement social propose dans sa livraison du dernier trimestre 2010 un dossier sur les « mutations de la science et des universités en France depuis 1945 » (éditions La Découverte, 220 p., 20 €). Le propos s’articule sur un double constat formulé dans l’éditorial que signent Jean-Michel Chapoulie, Patrick Fridenson et Antoine Prost. Depuis 1945, « le rôle de la science s’est immensément étendu », et « les universités se sont affirmées comme des acteurs à part entière. Elles ne se limitent pas à la transmission des connaissances. Elles créent des connaissances et elles exercent de façon croissante un rôle culturel, social et économique ». L’ambition du dossier se veut résolument heuristique. Il s’agit de progresser dans la connaissance d’un domaine que l’opinion et les élites croient maîtriser, souvent à tort. Il s’agit aussi de rééquilibrer les savoirs relatifs à l’enseignement supérieur (dont les universités), moins développés que ceux qui concernent les sciences. Mais les promoteurs du dossier défendent également des choix volontaires qui font de cette livraison une forme de manifeste pour la recherche et l’université françaises. Ils veulent insister sur la dimension internationale de cette communauté scientifique, sur le devoir de penser ensemble recherche et enseignement supérieur, sur le besoin de prendre des risques comme l’illustre l’article de Dominique Pestre, « Dix thèses sur les sciences, la recherche scientifique et le monde social, 1945-2010 ».

Vincent Duclert

 

16 décembre 2010

Les 1000 & 1 Lundis

Blog lundis 
Ce n’est pas à proprement une BD qui est proposée dans ce Billet du Blog (le célèbre acronyme« BdB »). Il s’agit, avec Les 1000 & 1 Lundis de Plonk et Replonk, aux éditions suisses du même nom sises à La Chaux-de-Fonds, honoré du Prix des lecteurs moustachus 2009, préfacé par Pierre Tchernia, d’une série hilarante, absurde à souhait, pleine de nostalgie pour une époque rêvée de liberté des rêves (nombre de pages indéfini, au bon vouloir du lecteur, 25 €). Il s’agit d’une suite de tableaux photographiques parfois sépia, tantôt pastels, inspirés des publicités de la Belle Epoque ou de quelques temps anciens. Leur particularité tient dans leur imaginaire débridé, un peu comme des rêves de gosses soudain devenus réalité et représentés dans des images plus vraies que nature. Ainsi « l’attelage d’hiver dans le Haut-Jura » montre deux chevaux chaussés de skis comme ceux du traîneau qu’ils sont censés tracter. « Amour et Paix » présente un couple, l’homme s’approche de la femme avec des airs concupiscents, « L’Amour », il disparaît dans un reste de fumée mystérieuse et c’est « La Paix ». « La base de lancement des cosmonautes suisses » figure un immense plongeoir de piscine en plein air. Ces images sont extraites du chapitre premier, « Féérie raisonnée du lundi ». Les « Variations sur l’uniforme » rassemblent aussi bien l’image du « capitaine De Sèvres du 8e corps de décorateur de combat, blessé dans sa dignité lors d’une charge héroïque » que celle de « la garde devant les dernières réserves de sable » à Verdun. « La 4e Brigade des Neiges prêtes à sécuriser le domaine skiable en cas de redoux » est munie de canons aux obus blancs comme de la neige, l’ « Espion cosmonaute soviétique à Genève pendant la guerre froide » vole au ras des flots du lac Léman, et la « Patrouille des Patates » exhibe de splendides patates volantes groupées en escadrille.

L’un des ressorts de l’hilarité réside dans le contraste entre le caractère très loufoque ou décalé du sens de l’image et la parfaite normalité de cette dernière comme si tout cela avait bel et bien existé. La source de cette imagination débridée appartient aux lundis, si difficiles à vivre qu’il devient nécessaire de concevoir un monde où tout est possible et surtout les plus comiques des situations jamais imaginées. Le chapitre intitulé « Le salaire du labeur » explique dans une brève ouverture que « le lundi, jour haïné (sic), se tient à la porte d’entrée de la semaine, fidèle au poste ; droit dans ses bottes et beau comme un contremaître dans sa salopette amidonné de frais, prêt à gueuler pleins poumons ». La première image montre, dans un décor d’usine d’antan, une sorte d’immense radiateur en cuivre sur lequel grimpe un homme en blouse grise. Elle est intitulée : « Les débuts de l’électronique de précision. Hans Herse, l’inventeur oublié du premier macroprocesseur ». Dans un atelier d’une usine de construction d’automobile des premiers temps de la voiture, un couple très Belle Epoque s’embrasse au milieu des ouvriers, avec la légende suivante : « Les petits matins de la Vie en Rose. Madame accompagnant Monsieur jusqu’à son poste de travail. "Tu as pris ta clé de douze, mon amour ? Oui ma chérie, à ce soir." ».Une autre image façon carte postale colorisée du début du siècle représente une femme secouant énergiquement un arbre, tandis que son mari ferme un sac en jute. « Réchauffement climatique et travaux de la terre. Le secouage des cocotiers en Haute-Marne ». Dans un ciel bleu traversé de nuages, un cycliste dont la roue arrière est constituée d’un cadran de téléphone des débuts est juché sur des fils de téléphone : c’est « le prototype du premier téléphone mobile ». Le chapitre portant sur « Les arcanes de l’économie moderne » révèle la « nouvelle salle de contrôle du Royaume de Suisse ». Dans un décor digne des premiers albums de Blake et Mortimer, un poste de commandement façon central nucléaire, ouvrant de blanches montagnes, aligne une série d’horloges, une par grande ville suisse, toute à la même heure bien sûr ! On achèvera ce passage en revue d’un album merveilleux, idéal pour un cadeau à ses plus chers amis, par l’évocation du chapitre « Paris, capitale française du lundi », avec l’image de « la ville lumière », une Tour Eiffel surmontée d’un abat-jour rose à rubans rouges diffusant un joli halo sur une nuit traversée des éclats de la ville. Bonnes fêtes à toutes et tous !

Vincent Duclert

A signaler aussi, des mêmes auteurs déjantés, Les plus beaux dimanches après-midi du monde et La face cachée du Lac Léman.

Blog léman 

14 décembre 2010

Oeuvres de Maurice Merleau-Ponty

Blog mamp 
Longtemps Maurice Merleau-Ponty est resté considéré comme un penseur mineur, un philosophe demeuré dans l’ombre de Jean-Paul Sartre, marqué par la rupture de leur amitié en 1952. Il occupe aujourd’hui, avec son œuvre, une place très importante dans le renouvellement de la philosophie critique française. Le penseur antitotalitaire Claude Lefort fut son élève et son ami. Il devint à sa mort le 3 mai 1961 son exécuteur testamentaire. Il signe naturellement l’introduction du volume « Quarto » des Œuvres de Maurice Merleau-Ponty, un texte de 1974 que les éditeurs ont pu reprendre alors que Claude Lefort, déjà très malade, devait mourir le 3 octobre dernier. Ce fort volume de 1848 pages, qui est paru juste avant sa disparition, réunit l’essentiel de l’œuvre du philosophe *. Le travail d'édition a pu néanmoins être établie par Claude Lefort qui signe là un dernier acte de fidélité  philosophique : il donne tout son sens à la pensée de l’un comme de l’autre des deux philosophes.

Vincent Duclert

On relira par exemple avec bonheur l'étude de phénoménologie de la perception intitulée « Le doute de Cézanne »

(Gallimard, 35 €).

 

13 décembre 2010

Histoire de la vie latente

Blog tirard 
Stéphane Tirard, professeur d’épistémologie et d’histoire des sciences à l’université de Nantes, directeur du Centre François Viète, et par ailleurs contributeur régulier de la rubrique Livres de La Recherche et des pages de ce Blog, vient de publier, aux éditions Vuibert-ADAPT/SNES une Histoire de la vie latente, sous-titré : Des animaux ressuscitants du XVIIIe siècle aux embryons congelés du XXe siècle (122 p., 18 €). Qu’est-ce que « la vie latente » ? Cette expression désigne l’état – dit amétabolique – dans lequel peuvent entrer des graines, des mousses, des bactéries mais aussi de petits invertébrés comme les tardigrades et les rotifères. Ce vivant ne présente plus aucune trace d’activité, mais n’en garde pas moins la plupart de ses qualités au point de pouvoir « ressusciter » comme on le jugeait au XVIIIe siècle. Reconnu à l’époque, l’état amétabolique a pris une soudaine actualité avec les méthodes de cryoconservation utilisées pour congeler embryons et spermatozoïdes en les plaçant, de fait, en état de vie latente.

Stéphane Tirard montre que ce problème capital de biologie n’a été que très peu exploré par l’histoire des sciences. Il s’emploie alors à combler ce vide de connaissance par une enquête fondée sur plusieurs études très précises, sur la découverte des animaux microscopiques ressuscitants et l’identification d’un nouvel objet de science dans les XVIIIe et XIXe siècles, sur les expériences conduites par la commission Broca et la controverse célèbre Pouchet-Pasteur, sur l’exploration par Claude Bernard d’un tel état physiologique, enfin sur les techniques cryobiologistes relançant l’intérêt pour la vie latente et ses immenses perspectives. Ce livre est ainsi une contribution importante et nécessaire sur les origines de la vie ou le statut des virus, « qui stimulent couramment la réflexion sur les limites du vivant et sur sa définition ».

Vincent Duclert

La photographie de couverture du livre montre un technicien de laboratoire saisissant une paillette de sperme congelé dans un bac d'azote liquide en vue d'une fécondation in vitro.

 

09 décembre 2010

Sciences. com : Libre accès et science ouverte

Blog hermès 
Une « cyberguerre » se développe-t-elle depuis que le créateur du site WikiLeaks a été arrêté par la police anglaise ? Les attaques massives contre des sites institutionnels ou financiers liés à la procédure en cours contre Julian Assange tendraient à le démontrer. Elles représenteraient aussi la riposte aux tentatives de fermeture des moyens de paiement de WikiLeaks. Derrière ces affrontements d’un nouveau type se profilent des enjeux idéologiques qui portent souvent sur la question du libre accès. Les débats qui se développent mobilisent des registres d’expression militants autour des notions de biens publics. Mais, comme le souligne Pierre Mounier dans le dernier numéro de la revue Hermès de l’Institut des sciences de la communication du CNRS et publié par CNRS Editions, « la très grande visibilité de ces débats occulte deux éléments qui pourraient en relativiser la portée. L’analyse du développement des initiatives de libre accès montre que la dimension politique de la question est loin d’être prédominante dans toutes les disciplines et varie considérablement selon les communautés. Par ailleurs, les modifications profondes que le développement des réseaux numériques entraîne dans les pratiques de communication scientifique pourraient rendre moins pertinente l’approche volontariste et militante du libre accès. La multiplication du nombre de documents disponibles, l’effacement relatif des frontières entre les différents modes de publication, l’abaissement des barrières d’accès à la publication contribuent à relativiser la portée des dispositifs de fabrication de rareté artificielle et à soumettre progressivement le système de communication scientifique à un régime d’économie de l’attention. » (« Le libre accès : entre idéal et nécessité »).

Ces réflexions concernant les débats sur les ressources numériques, les contributeurs de cette livraison d’Hermès les dirigent vers le domaine des sciences ouvertes et de l’édition électronique. Valérie-Laure Benabou pose la question du choix entre libre accès et libre recherche pour les publications scientifiques, tandis que Florence Audier réfléchit aux publications « ouvertes » en termes de « coopération ou concurrence ». Une étude intéressante concerne Wikipedia, que Lionel Barbe qualifie de « trouble-fête de l’édition scientifique ». Pour lui, résume-t-il, « Wikipedia est devenue en quelques années un outil de diffusion d’informations scientifiques de premier plan, utilisé par élèves, professeurs et chercheurs (parmi ces derniers, un sur dix reconnaît y contribuer). Malgré un système d’édition relativement complexe, le "wiki de la connaissance" a gagné en popularité (15 millions d’articles, 270 langues, 100 000 contributeurs bénévoles). On en sait davantage sur son fonctionnement : son taux d’erreur factuel est relativement similaire à celui de l’encyclopédie payante Britannica ; les articles sont souvent rédigés par un petit nombre de contributeurs (5 % des contributeurs sont à l’origine de 90 % du contenu) ; une série d’"administrateurs" jouent les pompiers ou les gendarmes, non sans s’attirer les foudres d’une partie des contributeurs ; dynamique communautaire et positionnement identitaire sont les deux motivations principales pour contribuer ; les sources scientifiques sont d’autant plus citées dans Wikipedia qu’elles le sont déjà dans le monde scientifique (le "facteur d’impact" est involontairement reproduit)… Comparée à ses concurrents, Citizendium et Knol, l’encyclopédie contributive se démarque par son développement insolent, mais l’éventualité d’une stabilisation du nombre d’articles (on assiste aujourd’hui à une sorte de plafonnement) laisse imaginer qu’à l’avenir les contributeurs se concentreront davantage sur la qualité des articles. » (Hermès, n°57, octobre 2010, 240 p., 25 €).

Vincent Duclert

 

08 décembre 2010

Discours sur l’origine de l’univers

Blog klein 
Alors que la conférence de Cancun est dans sa deuxième semaine – avec la présence des ministres concernés, les chefs d’Etat n’ayant pas jugé bon de faire le déplacement contrairement à la conférence de Copenhague -, tournons-nous vers la question posée par le physicien Etienne Klein dans son Discours sur l’origine de l’univers publié aux éditions Flammarion (coll. « Nouvelle bibliothèque scientifique », 182 p., 17 €). D’où vient l’univers, et d’où vient qu’il y a un univers ? telles sont les interrogations qui traversent ce court essai mais très ample par les thèmes abordées, de la spiritualité des origines à la mécanique quantique. « Le début, une question sans fin », conclut Etienne Klein. Car « nous ne disposons pas des armes conceptuelles et des compétences langagières » qui permettraient de résoudre la question de l’origine de l’univers. Reste à formuler ce problème avec la plus grande profondeur, ce que fait l’auteur.

Vincent Duclert

06 décembre 2010

A l'épreuve des totalitarismes

Bmpg gauchet 
Avec A l’épreuve des totalitarismes (1914-1974), le troisième volet de sa grande enquête sur « l’avènement de la démocratie » (Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 663 p., 24 €), Marcel Gauchet donne un ouvrage d’une grande profondeur qui va au cœur de son sujet. La victoire des démocraties sur les totalitarismes a été celle du politique qui leur a donné les forces de vaincre un ennemi bien supérieur – notamment parce qu'il s'était identifié à la guerre totale. Elles ont gagné parce qu’elles ont su se transformer de « fond en comble », parce qu’elles ont répondu à l’appel du sursaut et de la lucidité que Raymond Aron avait lancé le 17 juin 1939 dans sa fameuse conférence de la Société française de philosophie sur « Etats démocratiques et Etats totalitaires ». Pour Marcel Gauchet, « là où les totalitarismes ont échoué dans leur prétention folle de reconstituer l’unité religieuse à l’intérieur et avec les éléments de la modernité, les démocraties ont réussi à lui substituer l’unité par le politique. C’est cette relève de la forme religieuse par la forme politique qui assuré leur victoire finale dans cette lutte de géants qu’elles avaient paru si longtemps condamnées à perdre. Le parti de l’avenir n’était pas celui qu’on croyait. » Les démocraties ont trouvé en elles l’antidote au projet totalitaire, ce qui n’avait rien d’évident au vu de leur fragilité, de leurs faiblesses si souvent dénoncées. Elles ont su tourner « la page de la tentation totalitaire ». Passer par l’âge des totalitarismes, par « l’ère des tyrannies » selon l’expression d’Elie Halévy qui fut en 1936 l’un des premiers analystes, permet de comprendre en dernier ressort la vertu de la démocratie. Marcel Gauchet poursuit ici un dossier capital autrefois interrogé par Elie Halévy, Raymond Aron puis Claude Lefort et François Furet.

Vincent Duclert

 

02 décembre 2010

La subjectivité journalistique

Blog lemieux 
La publication des dépêches confidentielles de la diplomatie américaine par le site WikiLeaks et leur reprise hiérarchisée par des médias traditionnels (New York Times, Le Monde) constituent autant de questions posées à l'identité journalistique. Sociologue spécialisé dans ce champ du journalisme, Cyril Lemieux s’est exprimé sur l’initiative de WikiLeaks. Il vient aussi de diriger, aux éditions de l’EHESS, un ouvrage sur La subjectivité journalistique sous-titré Onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information (coll. « Cas de Figure », 315 p., 16 €) .

L’interrogation soumise aux onze contributeurs porte sur le degré de liberté des journalistes et sa production dans des contextes contraignants ; elle est même inscrite en tête de l’introduction générale : « L’activité journalistique a ceci de remarquable qu’elle nous donne à voir des individus qui, bien qu’intégrés dans des organisations du travail et des systèmes d’interdépendance souvent très contraignants, n’en revendiquent pas moins, en général, une autonomie de jugement et une indépendance d’action personnelles, et attendent qu’on leur attribue la responsabilité individuelle de ce qu’ils produisent. En France comme dans les autres pays occidentaux, cet état de fait contradictoire l’est devenu plus encore ces vingt dernières années, au fur et à mesure que se renforceraient les contraintes commerciales encadrant le travail journalistique. De vifs débats se sont faits jour au sein de la profession, mais aussi chez les spécialistes de sciences sociales et dans l’espace public, autour de la question de savoir si les journalistes peuvent encore être pris au sérieux quand ils prétendent jouir, dans le nouveau contexte économique, de quelque autonomie que ce soit. »

Ce postulat d’autonomie venant drapper la figure actuelle du journaliste repose notamment sur des mythes contemporains dont celui d’Albert Londres, l’éminent reporter de l’Entre-deux-guerres, mort en mission en 1932, et qui a même donné son nom à un prix prestigieux de la profession. Dans le livre qu'il dirige, Cyril Lemieux a la très bonne idée de consacrer une étude à cette « référence fondatrice du journalisme français », « le prince des reporters ». Peut-être Albert Londres doit-il cet honneur au fait « de ne s’être jamais résigné à n’être qu’un journaliste ». Cyril Lemieux s’approche ici au plus près des « tensions internes aux individus » et de la nécessité, pour le chercheur en sciences sociales étudiant le fait journalistique, d’y prêter attention. L’effort de compréhension de la dynamique propre à Albert Londres, base de la construction du mythe très agissant, « se traduit par des tentatives incessantes pour échapper aux formes de vie contraintes que génèrent les univers industriels et commerciaux de la presse moderne ». C’est, insiste Cyril Lemieux, par un surinvestissement dans la grammaire naturelle, dont témoignent ses vocations successives de poète et de voyageur, que de telles expressions libératrices sont d’abord recherchées. C’est ensuite à travers un surinvestissement dans la grammaire publique qui conduit à adopter des postures journalistiques nouvelles, marquées notamment par l’inconditionnalité de la règle de conservation de l’initiative. Aucune de ces tentatives de sortie du réalisme n’abolit pour autant les facultés de Londres à l’autocontrainte. Il s’agit bien ici de tensions : au moment où certains élans, en lui, le mènent à ne pas toujours se satisfaire d’être un journaliste, d’autres le conduisent à s’y résigner. De la dynamique de cette contradiction jaillissent les inventions journalistiques qui lui vaudront sa renommée. »

Ces réflexions sont fortes parce qu’elles entrent en dialogue avec l’expérience qu’ont vécu et que ne cessent de vivre aujourd’hui de nombreux journalistes. Elles offrent aussi à Cyril Lemieux la possibilité d’énoncer l’une des onze leçons du livre, en clôture (mais en position d’ouverture) du bref et dense chapitre consacré à Albert Londres, celle de l’analyse des tensions internes aux individus devenant un principe d’explication d'une profession qui échappe aux simplifications et aux banalisations. 

La structure de La subjectivité journalistique, son projet même, révèlent en même temps l'ambition de réfléchir, dans le cadre d’une épistémologie pratique, aux questions et aux objets des sciences sociales. « Peut-on enquêter en sciences sociales sur des individualités ? » s’interrogent collectivement les auteurs. Une série de réponses est formée par ces onze leçons de méthode et d’écriture. Aussi un tel ouvrage ne fait-il pas seulement qu’offrir à ses lecteurs « des clefs accessibles pour mieux comprendre le monde contemporain sans s’affranchir des exigences scientifiques de leur discipline  ». Il donne à cette dernière une occasion majeure de se mettre à l’épreuve. Les sciences sociales ne sont jamais plus proches d’elles-mêmes que dans ce type d’enquête où chacun peut trouver matière à penser.

Vincent Duclert