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octobre 2010

29 octobre 2010

Au nom de l'infini

Blog kantor 
Les éditions Belin-Pour la Science viennent de traduire l’étude de Jean-Michel Kantor (université Paris-Diderot) et de Loren Graham (MIT) consacrée aux mathématiciens russes du début du XXe siècle, connus sous le nom d’Ecole de Moscou, et dont les tentatives extrêmes d’atteindre les infinis mathématiques ont marqué l’histoire de la discipline. Les Russes reprenaient des questionnements auxquels les Français comme Emile Borel, René Baire et Henri Lebesgue avaient finalement renoncé après les avoir posés. Ces derniers étaient restés « fidèles à leur rationalisme et à leurs préjugés cartésiens », relève Laurent Lafforgue qui introduit Au nom de l’infini. Une histoire vraie de mysticisme religieux et de création mathématique (traduit de l’anglais par Philippe Boulanger, 285 p., 24 €). « Les Russes, apprenant les mathématiques nouvelles lors des séminaires parisiens, étaient stimulés par une approche mystique et intuitive, liée à l’hérésie de l’Adoration du Nom, dont plusieurs étaient les disciples ». Commencèrent alors, pour Loren Graham, une enquête sur les lieux mêmes de cette aventure intellectuelle hors-normes et la recherche des figures principales des Adorateurs du Nom, dont les deux mathématiciens Dmitri Egorov et Pavel Florensky.

Vincent Duclert

L’image de couverture choisie par les éditions Belin provient du tableau de M.V. Nesterov, Les Philosophes (1917) ; S. Bulgakov et P. Florensky y sont représentés.

 

Climat, un débat dévoyé ?

Blog acot 3 
Alors que vient d’être rendu public le rapport de l’Académie des sciences réfutant les thèses sur le réchauffement climatique de l’ancien ministre de l’Education nationale et de la Recherche Claude Allègre, signalons la parution, aux éditions Armand Colin, dans la collection « Libertés d’historien », de l’essai de Pascal Acot, chercheur au CNRS, spécialiste d’histoire du climat : Climat, un débat dévoyé ?(158 p., 16,50 €). Nous n’en dirons pas davantage, puisque nous dirigeons la collection, mais un tel ouvrage doit pouvoir contribuer à l’intelligence du débat et au défi assumé du destin climatique.

Vincent Duclert

 

27 octobre 2010

La Raison humanitaire

Blog fassin 
Médecin et anthropologue, professeur à l’Institute for Advanced Study, à l'Université Paris-13 et à l’EHESS, Didier Fassin mène depuis dix ans des travaux sur les valeurs et les motivations à l’œuvre dans les engagements que l’on qualifie généralement d’humanitaires, de la lutte contre l’exclusion et la marginalité jusqu’à l’assistance aux victimes de conflits. Ces actes individuels et collectifs dressés contre la souffrance s’affirment comme un dépassement de la politique vers la morale. Bien que d’objets et de terrains différentes, ces études visaient un objectif commun, celui d’établir la nation de « raison humanitaire » gouvernant un ordre du monde où les principes de justice, d’altruisme et de compassion avaient droit de cité. Fort de cette conviction animant ses recherches, Didier Fassin les a réunies dans un volume de la prestigieuse collection « Hautes Etudes » éditée conjointement par Le Seuil, Gallimard et les presses de l’EHESS. Sous-titré « Une histoire morale du temps présent », La Raison humanitaire s’achève, au sens kantien du terme, sur « une critique de la raison humanitaire », éclairée de l’exigence d’un Michel Foucaud déclarant (dans le texte fameux, « Qu’est-ce que les Lumières ? », un commentaire lumineux d’un texte de Kant du même nom) : « La critique, c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles ».

On, le comprend, La Raison humanitaire (365 p., 21 €) vaut autant pour sa méthodologie des sciences sociales que pour son terrain moral et mondialisé.

Vincent Duclert

 

25 octobre 2010

Violence et ordres sociaux

Blog dou 
Deux économistes dont un Prix Nobel (Douglass C. North et John Joseph Wallis) et un politiste (Barry R. Weingast), tous trois universitaires aux Etats-Unis, éclairent dans Violence et ordres sociaux le destin des pays émergents, passés en quelques décennies de nations dominées au statut de grande puissance régionale voire mondiale. Ces pays comme la Chine ou l’Inde ont atteint des niveaux élevés de développement économique mais sans que soit réglée pour autant la question politique, à savoir le passage de la régulation de la violence à l’établissement de systèmes démocratiques. Pour les auteurs, l’un des biais consiste dans la faiblesse conceptuelle des sciences sociales, incapables d’articuler théorie économique et théorie politique. Aussi leur projet est-il très clair, et porte-t-il un livre dense et nécessaire. « Malgré ses efforts, la sociologie n’a pu établir de lien entre développement économique et développement politique à travers les âges ni dans le monde d’aujourd’hui. L’absence d’une théorie politico-économique viable tient au manque de réflexion systématique sur ce problème central qu’est la violence dans les sociétés humaines. Les moyens mis en œuvre par les sociétés pour écarter la menace omniprésente de violence façonnent et restreignent les formes que peut prendre l’interaction humaine, notamment dans les systèmes politiques et économiques. Le présent ouvrage propose un appareil conceptuel montrant comment, au cours des dix derniers millénaires, les sociétés ont exercé leur contrôle sur les activités politiques économiques, religieuses et éducatives en vue d’endiguer la violence. » (traduit de l’anglais par Myriam Dennehy, postface de Nicolas Meisel et Jacques Ould-Aoudia, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 458 p., 21,90 €)

Cette domestication de la violence a conduit à la mise en place de dispositifs d’Etat qui ont engendré un monopole du pouvoir et nourrit le processus d’enrichissement. Tout l’enjeu consiste désormais à desserrer l’emprise du pouvoir d’Etat sans risquer de libérer la violence. Le pari n’est pas gagné.

Vincent Duclert

 

21 octobre 2010

Intermède BD

Blog martin 
Le mystère de la traction 22
est un album comme on les aime, d’aventure et de ligne claire. Le dessin d’Emilio van der Zuiden, vif, alerte, restitue avec finesse l’atmosphère d’une décennie, celle des années 50, qui bascule vers la modernité des sixties. Il emmène le scénario (d’Olivier Marin) à toute allure, du moins celle des Tractions et de la mythique « Citroën 22 ». C’est l’intrigue de l’album. Margot, jeune et jolie stagiaire à Auto Revue, hérite d’un article mi-sérieux mi canular : retrouver « un fantôme ». Car cette « 22 », dotée d’un moteur V8 et de phares encastrés dans les ailes (à la différence des Tractions 7 et 11 chevaux), a disparu à peine née. C’est dire alors qu’elle fut convoitée, qu’elle devint un mythe. Personne ne l’avait vue, tout le monde en rêvait. « C’était une limousine de luxe », raconte un ancien ingénieur de la firme, sombré dans l’alcool, et que Margot retrouva dans sa quête éperdue de la belle. « La Française qui devait concurrencer les Américaines ! Elle avait fière allure au Salon de Paris de 1934. Et puis, très rapidement tout a foiré…. Citroën a été mis en cessation de paiement et Michelin a racheté la boite. » Le projet de la 22 fut abandonné et les quelques exemplaires construits devinrent, après transformation, de simples 11. Tenace mais non dépourvue d’atouts, Margot mène une enquête inattendue qui va éveiller haines et jalousies. Mais le happy end est proche, réservant encore de nouvelles surprises. Surgit même une splendide « déesse » jaune. Le dépaysement est assuré. Evidemment, les auteurs cultivent avec gourmandise les références féminines de l’automobile, mais la jeune Margot ne s’en laisse pas compter. C’est elle qui mène la danse ! (éditions Paquet, 48 p., 13 €).

Vincent Duclert

 

20 octobre 2010

Vers une démocratie écologique

Blog éco 
Après avoir enquêté sur les rapports entre Internet et la Démocratie (voir le billet du 7 octobre dernier), la collection de « La République des idées » dirigée par Ivan Jablonka et Pierre Rosanvallon s’interroge, à travers un ouvrage de Dominique Bourg et de Kerry Whiteside, sur la « démocratie écologique » (106 p., 11,50 €). Il s’agit d’une réflexion internationalisée, partagée entre un professeur de sciences de l’environnement de l’université de Lausanne et un professeur de sciences politiques au Franklin and Marshall College (Pennsylvanie). Sous-titré « Le citoyen, le savant et le politique », l’essai réfléchit aux conditions - notamment philosophiques, politiques et constitutionnelles – d’un régime démocratique assumant la dimension écologique. Un ouvrage nécessaire.

Vincent Duclert

 

18 octobre 2010

Le premier siècle du regard photographique

On a parlé beaucoup, et pour cause, d’histoire aux Rendez-vous de l’Histoire à Blois ce week-end, et de la fameuse « Maison de l’histoire de France » devant s’installer au plus vite dans le quadrilatère parisien des Archives nationales. Le moins qu’on puisse dire est que les rapports de référence - ceux particulièrement d’avril 2008 (par Hervé Lemoine, devenu en janvier 2010 directeur du Service interministériel des Archives de France), et d’avril 2010 (par Jean-François Hébert, chargé de la préfiguration du projet présidentiel) – ne brillent ni par leur érudition ni leur réflexion. Pas d'état des lieux du gros dossier histoire & musées en France, pas de tentative d'élucidation de l'énigme : pourquoi une absence de musée central de l'histoire de France dans un pays si marqué par l'histoire, par le travail historien, et par le centralisme monarchique et républicain. Il existe pourtant une tradition du rapport administratif de référence, tel celui de Guy Braibant sur Les Archives en France en 1996 (édité par La Documentation Française). Le projet, en ce sens, de « Maison de l’histoire de France », est très mal parti, sans parler des attendus idéologiques. Le travail scientifique nous apprend en tout cas à fonder des propositions nouvelles sur des démonstrations exigeantes, détaillées et vérifiées. Le temps de contre-propositions viendra nécessairement, par habitude et souci professionnels au moins.

Blog aprile 
Pour continuer à parler d’histoire, évoquons la collection d’Histoire de France publiée par les éditions Belin à l’initiative de Joël Cornette, Henry Rousso et Jean-Louis Biget. Je suis assez mal placé pour le faire puisque je suis l’auteur d’un des volumes. Néanmoins, celui de Sylvie Aprile, 1815-1870. La Révolution inachevée (671 p., 36 €) contient tout un développement passionnant (pp. 577-595), avec de nombreux clichés à l'appui, sur la naissance et le développement de la photographie. Ou comment un progrès social va irriguer toute une société et accompagner son propre progrès.

Vincent Duclert

 

16 octobre 2010

Ecritures urbaines

Blog artières 
A l’heure où, à Blois, se tiennent les Rendez-vous de l’Histoire, évoquons l’œuvre originale et profonde d’un historien particulièrement créateur, amateur de sources étranges ou inattendues. Il publie ce mois-ci dans la collection « Le rayon des curiosités » des éditions Bayard un court et très bel essai sur Les enseignes lumineuses (165 p., 21 €). Ces néons et autres lettres colorées, qui répandent dans les rues leurs lumières tantôt fades tantôt éclatantes, représentent autant de sources pour l’étude « des écritures urbaines au XXe siècle », sous-titre du livre. Cette véritable anthropologie de l’écriture procède, comme l’écrit Philippe Artières, d’une archéologie. « Chaque fois, je me suis attaché à inscrire ces objets écrits dans une histoire sociale, à montrer comment ils agissent sur le social, ne relèvent pas de la seule histoire technique ou culturelle, construisent le [monde], le modifient aussi. L’histoire des lumineuses enseignes n’est pas autre ; avec elle, se déploient en creux des pans de notre histoire contemporaine ». Pour le chercheur, c’est bien la preuve qu’il n’existe pas « d’objets accessoires ou anecdotiques en histoire. Par eux, c’est une vision inédite du passé qu’on perçoit, des éclats d’un réel aussi infime qu’essentiels, aussi légers que graves ». Ces micro-dispositifs d'écriture recèlent bien des richesses de découvertes et d'interprétation. On ne les regardent pas, ces enseignes lumineuses, et pourtant elles projettent sur le monde des écritures éphémères que le chercheur se doit de considérer. Artières nous invite à penser les évidences du quotidien.

Vincent Duclert

14 octobre 2010

Après la crise

Blog touraine 
Après la crise économique et financière dans laquelle le monde a été plongé il y a peu, que se passe-t-il pour les individus en société ? L’exclusion, ou la refondation ? Les conclusions d’Après la crise du sociologue Alain Touraine méritent qu’on s’y arrête (Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 204 p., 18 €). Première conclusion : les maîtres de l’économie seront obligés par l’Etat à tenir compte des réactions et des intérêts de la population. Deuxième conclusion : l’impossibilité de revenir au passé, à la situation antérieure des sociétés industrielles. Troisième conclusion : l’unique choix nécessaire réside dans la volonté de reconstruire un nouveau type de vie économique et sociale – plutôt que de s’abandonner aux crises jusqu’à une catastrophe finale. Quatrième conclusion, la plus importante selon l’auteur : l’appel aux droits universels de tous les êtres humains, droit à l’existence, droit à la liberté et à la reconnaissance par les autres de cette liberté, en même temps qu’à des appartenances sociales et culturelles qui sont menacées par le monde inhumain du profit. Cinquième conclusion : la transformation urgente de cette idée générale de respect des droits humains en de nouvelles formes, vivantes et pas seulement juridiques, des rapports sociaux. On doit aussi renouveler les mouvements féminins et la défense d’un développement durable.

Le sociologue plaide ici pour une réhabilitation, et même une invention, du politique comme valeur morale, c’est-à-dire la capacité de l’Etat, de la société, des personnes, à représenter l’intérêt général, la justice, la dignité, la paix. Il s’agit, pour tous et pour chacun, d’imaginer des possibles qui soient ceux de la liberté, de l’autonomie, de la fraternité et de la rencontre. Et tout ce qui modifie les systèmes de pouvoir, car c’est bien cela qui est en jeu, relève de la pensée et de l’action politiques. L’engagement des chercheurs se situe dans cette sphère d’invention du politique, d’imagination de la démocratie. Cet essai est donc doublement intéressant, puisqu’il aborde les situations les plus actuelles, et qu’il envisage les réponses les plus fondamentales en termes de philosophie et d’éthique. A crise insaisissable réponse morale. Car il y a une morale à penser l’horizon politique comme une libération individuelle et collective.  

Vincent Duclert

Dans les remerciements, Alain Touraine salue chaleureusement Olivier Bétourné, nouveau patron du Seuil, qui avait encouragé le projet du livre présent, et qui permet à celui-ci d’être publié dans une maison où a été éditée « la première moitié de [la] vie professionnelle » de l’auteur.

 

12 octobre 2010

L'appel de l'ombre

Blog delpech 
La politique inclut une bonne part d’énigme qui échappe à l’activité rationnelle. Par exemple, aujourd’hui, que des lycéens et des étudiants puissent manifester contre une réforme des retraites ne laisse pas d'intriguer. Comment donc, à dix-sept ou vingt ans, se projeter dans sa vie quarante à cinquante ans plus tard ? Il faut accepter alors que la politique obéisse à l’irrationnel, aux affects, à la haine, et plus rarement à l’amour ou à l’admiration. On doit étudier ces ressorts insaisissables. La philosophe Thérèse Delpech montre l’importance de telles études dans son dernier essai au titre inspiré, L’appel de l’ombre. Puissance de l’irrationnel (Grasset, 177 p., 13 €). Elle avait publié auparavant, en 2005, L’Ensauvagement (prix Femina Essais) où elle écrivait notamment : « ce serait un immense progrès de s’interroger sur le vide spirituel qui mine nos sociétés, et sur les déséquilibres qui accompagnent ce phénomène ». Et si les jeunes se mobilisaient en réalité contre cette vacuité de l’existence ?

Vincent Duclert