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01 avril 2010 |

Histoire croisée

Blog anahide
Anahide
, album de la série Fleury-Nadal qui s'intègre dans le Décalogue du scénariste Frank Giroud est paru en novembre 2009. Avec Didier Courtois pour le dessin, il exprime d’une manière tout à fait remarquable l’histoire en train de s’écrire – entre mémoire arménienne et conscience turque (Anahide. Les Fleury-Nadal, T.4, Glénat, coll. Grafica, 2009, 56 p., 13 €). En ce mois d’avril 2010, le 95e anniversaire du déclenchement, à Constantinople, du génocide perpétré par les responsables du parti Union et Progrès contre la grande minorité arménienne, justifie aussi de consacrer notre chronique à cet album. Rappelons que pourtant réputée fidèle, la minorité arménienne avait été désignée par les ultra-nationalistes turco-ottomans comme traître et menaçante. En 1915, près d’un million d’Arméniens furent arrachés à leurs foyers, déportés sur les routes d’Anatolie, massacrés en chemin ou précipités dans les grottes du désert syrien, leur ultime destination. Aujourd’hui encore, et par une incompréhensible solidarité avec les génocidaires que le père de la Turquie moderne avait commencé de combattre, les responsables politiques turcs nient une quelconque intention génocidaire, banalisent les massacres, invoquent même, comme les négationnistes rwandais, le fait d’un double génocide. Pourtant, en Turquie même, parmi des franges éduquées de la société, un retour salutaire s’opère sur ce passé terrifiant et refoulé. À l’instar de l’avocate Fethiye Cetin qui a découvert la vérité sur sa grand-mère, une orpheline arménienne enlevée par une famille musulmane au moment du génocide et du massacre de ses parents, de nombreux Turcs se penchent sur leur histoire pour apprendre le récit du destin de ces enfants ou jeunes filles arméniennes devenues parties-prenantes de la société nationale. Alors que les Arméniens ne sont plus aujourd’hui que quelques dizaines de milliers, leur importance soudain éclate puisque 100 000 enfants au moins ont été enlevés à leurs familles martyrisées pour servir d’esclaves dans le pire des cas, ou pour être adoptées dans le meilleur tout en perdant leur identité, leur passé.

C’est cette double histoire que raconte Anahide. Les vingt premières pages décrivent le départ de sa famille brutalement chassée par les gendarmes ottomans de leur demeure de Trebizonde, la marche de la mort et le massacre des siens, son enlèvement par un cavalier kurde, sa mise en esclavage y compris sexuel, sa fuite. Soudain, l’album change de temps, les couleurs sont d’aujourd’hui. Esma, une jeune femme entre dans le commissariat de Baïburt à la recherche de sa grand-mère. La police finit par la retrouver : « elle était partie voir la mer ». Quittant la ville, les deux femmes croisent une manifestation nationaliste. L’Union européenne vient de reconnaître le génocide arménien. Elles s’arrêtent sur une route. La vieille dame vacille. Elle reconnaît l’endroit où tous, « Alice… Soghomon… Eva… Mme Parseghian… la mère d’Aram… c’est ici que les Turcs les ont tués avec tous les autres ». Elle révèle alors à sa petite fille qu’elle est une « gavour », une infidèle, qu’elle n’est pas Filiz Okyar, qu’elle n’est pas née à Kefkir où son père était officier : elle s’appelle en réalité Anahide Zakarian et elle est née à Trebizonde. « Il est vrai que pendant longtemps, ajoute-t-elle, je n’ai eu aucune conscience de ce que signifiait être arménienne [...], jusqu’à ce matin de printemps au début de la guerre ». Après sa fuite loin des Kurdes, elle a été capturée par le capitaine Okyar qui l’a adoptée, sa femme ne pouvant avoir d’enfants. À dix-sept ans, elle a épousé le receveur des postes de Kefkir. Puis la famille est partie en Allemagne.

La dernière partie de l’album raconte l’arrivée des deux femmes devant l’ancienne maison de Trebizonde, la conscience responsable du couple turc qui l’habite : préparé à cet instant, il avoue à ses hôtes que « lorsqu’un pays refuse de regarder son histoire en face, ce n’est jamais un signe de très bonne santé démocratique ! ». C’est aujourd’hui le contraire qui se passe dans la société turque, en témoigne l’exceptionnelle pétition de demande de pardon du 15 décembre 2008 adressée aux « sœurs et frères arméniens » et signée par 30 000 Turcs, au grand dam des nationalistes et du gouvernement criant à la trahison. Epuisée par l’événement, mais heureuse et apaisée, Filiz Okyar meurt le lendemain de leur arrivée à Trebizonde. Sa petite fille, accompagnée de l’hôte turc de l'ancienne maison arménienne, déclare sa mort aux autorités en lui redonnant son identité arménienne.

Un album exceptionnel donc, esthétiquement et politiquement, soulignant la possible réconciliation des peuples par la vérité de l’histoire.

Vincent Duclert

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