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30 juin 2009 |

Un grand livre

Blog fab La notion de sociologie historique est peu utilisée en France. On lui préfère, sans grande raison, la notion attrape-tout de socio-histoire, depuis que l’histoire sociale a passé, sans doute à tort, de mode.

Il revient donc aux tenants de la sociologie historique de justifier leur volonté de rendre productive une manière de traiter en sociologue d’objets historiques. Dans son ouvrage Ruling oneself Out. A Theory of Collective Abdications (Durham, Duke University Press, 2008, 404 p., $ 27,95), Ivan Ermakoff s’interroge sur ce qu’on pourrait désigner comme une forme de « servitude volontaire » selon la formule de La Boétie. Comment rendre compte du fait que des parlementaires élus en viennent à abdiquer devant des régimes autoritaires en votant pour la suppression de leur mandat et de leurs fonctions ?

Deux exemples célèbres servent de support à la construction explicative de l’auteur : le premier est celui de l’abandon de toute autorité institutionnelle par le Reichstag en 1933 en Allemagne. Le second est le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain à Vichy en juillet 1940. Deux éléments sont à noter avant de s’engager plus avant dans l’analyse critique de l’ouvrage. D’abord, l’entreprise explicative est fondée sur l’étude de deux événements paradigmatiques : on peut la ranger sous la rubrique d’une sociologie de l’événement, revisitée à partir d’outils analytiques rarement convoqués dans le domaine, en particulier la théorie des jeux. Ensuite, l’auteur préfère la notion d’abdication à celle de reddition (surrender), qu’on pourrait intuitivement lui préférer, tant la pression est forte sur les parlementaires dans les deux cas. Il est vrai qu’une problématique de la reddition permettrait de régler la question à moindres frais : la terreur politique déjà à l’œuvre en Allemagne et la menace que fait peser l’occupation germanique sur une partie de la France suffiraient à justifier la débandade des parlementaires. D’autres explications abondent : si les parlementaires ont abdiqué collectivement, c’est parce qu’ils étaient poussés idéologiquement à le faire. Ce genre de thèse est fondé sur une vision pessimiste de la république bourgeoise, condamnée irrémédiablement à se rendre au plus puissant pour tenter de sauvegarder au moins une partie de ses intérêts de classe. L’audace d’Ivan Ermakoff est de ne pas céder aux conceptions coercitives et idéologiques de ces événements, non pas que la peur et l’idéologie n’aient pas joué de rôle dans l’affaire, mais parce qu’il est nécessaire de proposer un cadre d’analyse qui ne réduise pas l’explication à une logique macrocausale et monocausale qui fournirait d’avance la réponse à l’interrogation.

Le livre est centré sur le postulat de l’indétermination relative du contexte de décision. L’analyse repose sur un ensemble d’archives relatives aux votes et aux contextes de décision, sur des comptes rendus « à chaud » de l’événement (« contemporary accounts ») sur des mémoires personnels et sur des raisonnements qui empruntent à la théorie des jeux et aux formes les plus récentes de la théorie de l’action collective. L’ambition d’Ivan Ermakoff n’est pas de proposer un compte rendu, fût-il exhaustif, de l’événement. Il s’agit bien plutôt de construire une théorie de l’alignement collectif (collective alignment) qui rende compte des situations dans lesquelles un acteur individuel travaille à rendre impossible toute distinction avec autrui en alignant sa position sur celle de son voisin et réciproquement.

La théorie s’applique parfaitement à la forme parlementaire, puisque la décision y est objectivée dans une procédure qui vise à produire une attitude collective à partir de l’agrégation de décisions individuelles. Par là, l’ouvrage est une contribution inédite à la sociologie du vote, puisque le caractère exceptionnel de la situation de choix enrichit le matériau disponible pour peu qu’on soit en mesure de lui appliquer un traitement original et productif.

Le lecteur historien le plus rétif à la sociologie de la délibération et à la théorie des jeux ne doit pas s’effrayer des occurrences multiples du terme de théorie dans le livre. Le livre reste fidèle à une trame narrative que ne désavoueraient pas les plus empiristes des historiens. L’aspect décharné qui caractérise bien des propositions sociologiques fondées sur des raisonnements est absent dans ce livre : au contraire, le parti événementiel du propos rend le récit particulièrement vivant. La sociologie demeure une science historique, comme l’a amplement montré Jean-Claude Passeron, elle ne peut jamais s’affranchir de sa condition temporelle pour offrir une version formalisée d’un système social.

Le cadre théorique mis en œuvre. est bâti sur l’articulation de quatre concepts : le premier, , est celui d’alignement. Celui-ci est considéré comme séquentiel dans la mesure où les acteurs prennent leur décision après avoir fait des observations successives sur leurs collègues. Le savoir local (local knowledge) domine lorsque les acteurs s’appuient sur des informations recueillies dans les interactions face-à-face. La coordination tacite décrit le processus par lequel les acteurs coordonnent leurs croyances sur la décision collective à partir d’inférences portant sur des événements. Cette tripartition permet de faire la distinction entre des processus comportementaux (ceux qu’on peut observer dans les séquences) et des processus inférentiels (fondés sur la composition entre savoir local et coordination tacite). La notion d’alignement implique le deuxième concept mis en œuvre par l’auteur, celui, plus classique, de groupe de référence (reference group). Les comportements individuels sont construits en fonction d’une référence à un groupe qui peut soit être défini objectivement par une affiliation, soit constitué ad hoc dans une conjoncture historique particulière. La notion de seuil individuel (individual threshold) constitue le troisième concept. On peut le définir comme la propension d’un individu à choisir une ligne de conduite en fonction du nombre de ceux qui ont déjà choisi la même ligne. Le quatrième et dernier concept est celui de saillance (prominence). L’articulation de ces notions permet de contribuer à une analyse de la production du consentement et de l’accord, particulièrement dans des situations où la décision apparaît sous forme d’un dilemme.

Quelles conclusions peut-on tirer de cette démarche très originale ? On y verra d’abord un approfondissement bienvenu de la théorie de la rationalité de l’acteur en situation. Ivan Ermakoff analyse les processus par lesquels les individus finissent par se persuader du contraire de ce qu’ils pensent ou produisent des assertions fausses qu’ils n’auraient pas faites en dehors du cadre d’interaction. Ivan Ermakoff récuse, preuve à l’appui, les conceptions logicistes de l’homme en société. Il remanie aussi en profondeur la théorie de l’action de l’un de ses maîtres, James Coleman. Pour autant, l’auteur n’est jamais polémique. Il avance avec méthode et rigueur dans un univers qui est souvent plus idéologique que logique. S’il ne jette pas d’un revers de main, comme on le fait encore trop souvent dans la sociologie française, les problématiques de l’action rationnelle, il en déplace les fondements en les réintégrant dans un vrai cadre interactionniste, parfaitement assumé et mis à l’épreuve. La logique cède toujours, à tel ou tel moment de l’action, la place à la phénoménologie, nous montre-t-il.

On peut dire sans grand risque de se tromper que ce livre est un grand livre. Il restera probablement une référence pour la sociologie historique et contribuera, s’il est soigneusement lu en France, à réorienter des pratiques de recherche souvent routinisées. Il vient d’être couronné par l’Association américaine de sociologie qui lui a décerné le prix du meilleur livre de comparative historical sociology.

Jean-Louis Fabiani

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