Jean Moulin tel qu'en lui-même...
Le 30 juillet 1942, après son parachutage près de Montluçon, Daniel Cordier, âgé seulement de 21 ans, rencontre à Lyon Jean Moulin,
Le livre de Daniel Cordier publié le mois dernier aux éditions Gallimard (Alias Caracall, coll. « Témoins », 931 p., 32 €) s’achève, le 22 juin 1943, un an après ce dîner décisif, sur la nouvelle de l’arrestation de Rex, à 6 heures et demi de l’après midi, sur le quai du métro Chatelet, direction Saint-Michel, à Paris. « Une rame s’arrête. *Germain en descend le premier et court à ma rencontre. Il est blême : "Le patron !" Je comprends avant qu’il ajoute : "Arrêté." Tel un boxeur sonné, je vacille, recule et me laisse tomber sur un banc. » Il lit le billet remis à Germain. « Le porteur vous annoncera la catastrophe. » Cordier imagine immédiatement une opération visant à libérer Rex. Mais il reconnaît très vite que la perspective sera vaine tant la résistance lyonnaise est hostile à Jean Moulin. Il comprend progressivement que la seule manière de sauver son chef est de continuer le travail dont il l’a chargé, de le représenter plus que jamais, lui qui « contrôle tous les courriers, la liaison avec Lyon, les transmissions avec Londres, les codes et, surtout [...] le magot ». Les dernières phrases du livre résonnent de cette conviction qui n’a qu’un seul but, reconquérir la liberté, pour soi, pour les autres, pour la mémoire de celui qui vient de disparaître dans la nuit et la terreur nazies. « Afin d’être fidèle à mon patron, je vais accomplir simplement mon devoir : expédier les affaires courantes. Cette tâche sans gloire masquera au regard des autres la tragédie de ma vie, rivée à la solitude depuis l’effondrement de la France, en juin 1940. »
On l’a comprit, ce livre n’est dirigé que vers un but unique, « révéler l’homme que j’ai connu » écrit son auteur. Après trois volumes d’une biographie monumentale (et inachevée) aux éditions Jean-Claude Lattès (1989-1993) et après un nouvelle étude, Jean Moulin, la République des catacombes (Gallimard, 1989), on pouvait se demander si Daniel Cordier avait encore des choses à dire sur Jean Moulin. Oui, peut-on répondre, et très nettement, très clairement. La réussite incomparable d’Alias Caracalla tient en deux choses essentielles. Daniel Cordier, d’une part, par la choix qui fut le sien d’insérer la restitution de l’histoire de Jean Moulin dans celle, la plus sincère, de sa jeunesse, révèle profondément, non seulement leur histoire commune dans la Résistance, mais aussi une forme de vérité de l’un comme de l’autre, en miroir et en regard, durant cette brève année qui compta comme une vie entière. D’autre part, l’auteur imagina une formule d’écriture tout à fait exceptionnelle, qui m’apparaît très intelligente, en autorisant aussi bien la liberté, la sincérité, que la précision et l’analyse. En effet, Cordier traite son récit comme s’il s’agissait un journal, écrit au présent, dont les feuillets sont toujours datés et situés, et qui possède, dans sa simplicité, une qualité littéraire incontestable affleurant sous l’intensité du récit. Mais il ajoute à cette narration des notes qui ressemblent à celles de l’édition critique d’un document. Cordier peut ainsi préciser des faits ou faire œuvre d’historien en éclairant les raisons de telles ou telles décisions ou situations. Cette division est une idée de génie dans la mesure où elle valorise aussi bien le journal que son commentaire, gardant au premier sa spontanéité retrouvée, et donnant au second son érudition nécessaire. Cette intelligence de l’écriture et de la narration devrait passionner tous ceux qui s’intéressent au livre et à son pouvoir de transmission, tandis que la restitution de la Résistance des deux hommes, traversée par l’évocation de l’art et de la peinture auxquels Jean Moulin initie son jeune secrétaire à la hauteur de son éducation à la démocratie, est un hommage à ce temps tragique où émergea une vérité de l’histoire et des êtres. Ce livre se devait d'être écrit et d'être édité.
Vincent Duclert
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