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15 novembre 2008 |

Le suicide d'une philosophe française

Blog_lorne_2 Il arrive que le monde de la philosophie ne soit pas qu’amour et justice (cf. Bibliothèque des Poches, ci-dessous, 14 novembre). Il arrive qu’il puisse être même à l’opposé de ces valeurs. C’est à cette réflexion que l’on est conduit en interrogeant la mort de la philosophe Marie-Claude Lorne, âgée de 39 ans, spécialiste reconnue en philosophie des sciences (pour l’étude de la biologie et du concept de fonction notamment), maître de conférences à l’université de Haute Bretagne (Brest) depuis mai 2007, et qui a mis fin à ses jours le 22 septembre 2008 à Paris. Elle s’est précipitée dans la Seine depuis la passerelle Simone-de-Beauvoir qui enjambe le fleuve à la hauteur de la Bibliothèque nationale de France. Son corps a été retrouvé le 3 octobre. Ses obsèques ont eu lieu le 30 octobre à Versailles. Tout suicide est un drame personnel que l’on ne commente pas, disent les biens pensants, en vertu d’une hypocrisie sociale qui reste très ancrée dans les mentalités. Car un suicide, quelles qu’en soient ses circonstances, est un échec de la société, surtout de nos sociétés dites civilisées où l’attention à l’autre et à la fragilité est érigée comme un principe moral et politique.

Dans le cas de Marie-Claude Lorne, les circonstances de son suicide renvoient plus directement encore à la société à travers le choix de mourir sur la passerelle Simone-de-Beauvoir et à travers la lettre qu’elle a laissée où elle s’exprime avant de quitter le monde des vivants. Elle y lie sa décision à celle de la commission de spécialistes ayant décidé, en juin 2008, de ne pas valider son année probatoire comme maître de conférences et d’exiger la prolongation de son stage pour un an. L’existence et la teneur de cette lettre sont attestées par de nombreux proches qui se sont exprimés dans de nombreux témoignages présents sur le Net. Mais cette lettre n’a pas été rendue publique, et seuls deux ou trois extraits sont cités.

Sa mort et les circonstances de sa mort ont suscité une très grande émotion, et parfois une vive colère. Celles-ci se sont exprimées sur différents sites dont certains dédiés à recueillir les hommages à la philosophe disparue, comme celui qu’a créé la chercheuse Francesca Merlin qui publie entre autres les hommages de Jean-Claude Dupont et Pascal Ludwig, ou celui qui émane de l’Institut Jean-Nicod dont Marie-Claude Lorne était membre. On relèvera aussi les quatre articles du philosophe Yves Michaud sur son blog « Traverses », ainsi que le texte de Bernard Dugué publié sur Agoravox, et pour finir le très long communiqué signé de Jacques Dubucs, Jean Gayon, Joëlle Proust, Anouck Barberousse, Philippe Huneman. Ces textes sont accompagnés de commentaires toujours passionnés et parfois révoltés contre la situation et l’institution considérées là comme les responsables directs du suicide de la jeune philosophe, des commentaires émanant largement de chercheurs s’identifiant au destin personnel et universitaire de Marie-Claude Lorne. Les réactions ont été d’autant plus vives que leurs auteurs, appartenant difficilement à l’université ou ayant perdu l’espoir de l’intégrer, ont estimé qu’il existait là un complot du silence sur la mort de Marie-Claude Lorne. Ce qui équivalait à la faire mourir une seconde fois.

Les médias traditionnels, en effet, ont été très silencieux sur la mort de l’enseignante (à l’inverse de ce qui se produit généralement lors de suicides de professeurs de l’enseignement secondaire, où professeurs et parents font bloc et tentent de comprendre). Par ailleurs, des menaces de procès en diffamation et des pressions fortes ont été exercées contre ceux qui avaient choisi de s’exprimer sur le sujet ; Yves Michaud en fait part sur son blog (on signalera à cette occasion qu’une menace de procès peut légitimement intimider, mais qu’on vu aussi dans l’histoire ancienne ou plus récente la capacité des procès à lever le voile sur la vérité et à faire événement).

Plusieurs observations peuvent être faites à la lecture de ces écrits qui émanent pour beaucoup de personnalités scientifiques habituées à peser les mots et les interprétations.

1. La mesure qui a frappée Marie-Claude Lorne est assez exceptionnelle dans l’université, et elle a été exécutée avec toute l’efficacité que peut produire l’exercice le plus rigide de la bureaucratie administrative. Elle ne semble pas illégale en droit (à vérifier selon la législation en vigueur et selon la conception même du droit), mais le fait que seuls deux membres de la commission (sur dix ou douze) aient pris cette décision négative et que l’intéressée n’en ait pris connaissance que trois mois après pose problème. Après l’annonce officielle de la mort de Marie-Claude Lorne, lorsque son corps a été retrouvé, huit des membres absents le jour où la commission a statué ont adressé une lettre de protestation au président de l’université et ont demandé à prendre connaissance du procès-verbal de la séance (le 13 octobre). Cette requête leur a été refusée. Jean-Christophe Bardout, maître de conférences à l’université de Brest, qui relate ces circonstances dans un message adressé à Agoravox, écrit qu’il est « touché par tous ceux qui apportent leur soutien aux universitaires qui rendent hommage à cette collègue et qui refusent de voir l’université souffrir de tels dérapages. » Il est clair que les conditions qui ont prévalu dans la décision prise à l’encontre de Marie-Claude Lorne décrivent un univers académique sur lequel, légitimement, on peut s’interroger.

2. Il semble précisément que Marie-Claude Lorne ait appréhendé de refaire une année probatoire sous l’empire de telles conditions, dans un département où certains de ses membres lui étaient apparemment très hostiles. Elle parlait dans sa lettre d’adieu, à propos du département où elle enseignait, d’un « tel climat d’hostilité » (cité sur le site de l’Institut Jean-Nicod). Il y a là une situation de divorce aigu entre la reconnaissance nationale et internationale dont bénéficiaient ses travaux de recherche et le rejet dont, localement, son enseignement (ou sa personnalité intellectuelle) faisait l’objet. Si tel n’avait pas été le cas, son année de stage aurait été validée. A moins qu’une autre raison décisive ait justifié la décision, mais nulle part il a été fait mention d’un tel fait susceptible d’entraîner la décision de la commission, limitée on le rappelle à deux membres présents lors de la réunion présidant à la décision rendue contre Marie-Claude Lorne.

3. Les hommages rendus à la philosophe et les interprétations données à l’événement de sa mort soulignent la tension voire l’opposition entre une communauté de chercheurs en laboratoire et celle des universitaires en département, ces derniers étant mis en cause à la fois par des chercheurs précaires et par d’éminents représentants de la philosophie des sciences dont Jean Gayon (université de Paris-I), ou Joëlle Proust (CNRS), la directrice de thèse de Marie-Claude Lorne.

4. Le provincialisme des départements universitaires apparaît aussi questionné, notamment quand il se traduit par une hostilité pour les « Parisiens » réputés se contentant de faire leur cours et repartant aussitôt en « turbotrain » vers la capitale. Il semble que le cas de Marie-Claude Lorne ne puisse pas s’inscrire dans ce stéréotype plus fantasmé que réel. Il semble même qu’elle démontrait au contraire tout le profit que les universités de province peuvent tirer du recrutement d’authentiques chercheurs désireux d’enseigner l’esprit de recherche à leurs étudiants et de faire rayonner leur département. Rappelons (même si on peut le regretter éventuellement) que la concentration des laboratoires de recherche à Paris fait qu’un universitaire ancré dans ces dispositifs met son université en lien avec ce capital scientifique et humain de premier plan. L’obligation de présence permanente qui est parfois « recommandée » va, de ce point de vue, à l’encontre des intérêts de la recherche et pénalise finalement les départements et les étudiants.

5. L’histoire et la philosophie des sciences sont traversées on le sait par des conflits sévères. Mais ceux-ci semblent des broutilles en face de l’hostilité d’une certaine philosophie universitaire pour le fait même d’étudier les sciences et les savoirs. Toute la philosophie classique n’est pas hostile à la philosophie des sciences (elle en est souvent même à l’origine), mais la tradition en France de courants spiritualistes, et peu métaphysiques de surcroît, entre en conflit avec l’épistémologie des savoirs et des pratiques scientifiques.

Pour toutes ces raisons, il nous est apparu nécessaire de proposer ici ces quelques analyses de la mort de Marie-Claude Lorne et de l’émotion légitime qu’elle a engendrée. Il importe que la réflexion collective se poursuive (comme le recommande par exemple Pascal Ludwig) et qu’elle se fasse sur la base d’une vérité des faits qui manque en partie, par déficit d’informations. Cependant, le recoupement des sources et des témoignages disponibles permet de valider raisonnablement ce qui a été écrit plus haut. Il importe que cette réflexion collective, et très nécessaire, puisse aussi se fixer dans un cadre plus méthodique comme celui d’un ouvrage collectif. Celui-ci pourrait établir précisément les éléments objectifs de vérité concernant la situation de Marie-Claude Lorne et permettre ensuite de raisonner sur le sens de cette vie et de cette mort publiques. Dans le quatrième article consacré à cet événement, paru hier 14 novembre, Yves Michaud défendait la nécessité d’exercer un « jugement éthique » sur l’université et ses pratiques. Il est probable que la communauté des chercheurs ne puisse faire l’économie d’une telle critique. C’est le meilleur hommage qui pourrait être rendu à la mémoire de Marie-Claude Lorne. Je vois enfin une dernière leçon de la mort de Marie-Claude Lorne, si l’on puisse parler ainsi en termes d’« intérêt ». Il s’agit de la question de la solidarité des institutions et des communautés pour ses membres en danger. Cette idée de solidarité pourrait s’exprimer, post mortem, dans un ouvrage qui serait consacré à Marie-Claude Lorne. A travers elle, s'exprime le rêve fracassé de la gloire des lettres et des sciences, le plus bel idéal que l’on peut pourtant transmettre à nos étudiants et qui prend un goût amer, dans une Bretagne des rivages qui résonnait davantage dans notre esprit avec des traditions d’hospitalité, d’amour et de justice. Le 29 juin 1899, l’écrivain Anatole Le Braz, professeur à la Faculté des lettres de Rennes, avait adressé à la femme du capitaine Dreyfus, venue dans la capitale bretonne pour retrouver son mari et assister au second procès intenté à tort et à dessein contre lui, un message émouvant au nom de la Bretagne éclairée : « permettez-moi, au nom de ma femme et de mes enfants, comme au mien propre, de vous souhaiter la bienvenue sur cette terre bretonne qui fut longtemps la terre classique de l’hospitalité et la patrie d’une race chevaleresque, éprise jusqu’à la folie, du plus haut idéal de justice, de mansuétude et de pitié. [...] C’est le vœu d’un inconnu qui a conscience d’obéir au plus pur sentiment breton, en vous adressant du fond de sa solitude armoricaine, cet hommage respectueux. » Il n’y a pas eu d’Anatole Le Braz pour Marie-Claude Lorne, ou bien sa voix n’a pas été assez forte pour couvrir le son du désespoir.

Vincent Duclert, EHESS

Couverture de : Conceptions de la science : hier, aujourd’hui, demain. Hommage à Marjorie Grene, sous la direction de Jean Gayon et Richard Burian, avec la collaboration de Marie-Claude Lorne, Ousia éditeurs, 2007, 27,50 €.

Principales références :

- http://www.auboutduweb.com/poolp/index.php?post/2008/10/30/Adieu-Marie-Claude-Lorne (liste d’adresses de sites consacrés à la mort de Marie-Claude Lorne)

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- Un suicide, dans les règles (1) et Un suicide, dans les règles (2) : où l'on apprend, entre autres, la différence entre Brest et Morlaix, publiés les 28 et 30 octobre 2008 sur "Traverses", le blog de Yves Michaud : http://traverses.blogs.liberation.fr/yves_michaud/2008/10/un-suicide-dans.html
- Adieu Marie-Claude Lorne ! Quand l’université amène au suicide une jeune et brillante philosophe sur le blog de Bernard Dugué : http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=46451
- Mourir de philosophie sur "Miscellanea", le blog de Gloria Origgi : http://gloriaoriggi.blogspot.com/2008/10/mourir-de-philosophie.html
- Marie-Claude Lorne, publié le 6 octobre 2008, sur "Pourrais-je savoir ?", le blog de Benjamin Sylvand : http://pourrais-je-savoir.blogspot.com/2008/10/marie-claude-lorne-ou-des-dboires-d.html
- Marie-Claude Lorne, (1969-2008), une série d'hommages et témoignages coordonnée par Francesca Merlin : http://philbioihpst.free.fr/Marie-Claude%20LORNE.html

- un communiqué du collectif PAPERA (Collectif Pour l'Abolition de la Précarité dans l'Enseignement supérieur, la Recherche et Ailleurs) : http://collectif-papera.org/spip.php?article148

- http://philosophie.blogs.liberation.fr/noudelmann/2008/11/une-philosophe.html (« Une philosophe broyée par l’Université de Brest », 3 novembre 2008, texte signé de Jacques Dubucs, Jean Gayon, Joëlle Proust, Anouck Barberousse, Philippe Huneman, sur le blog « 24 heuresPhilo »)

- http://www.institutnicod.ens.fr/Marie_Claude.htm (nécrologie et textes d’hommages de ses collègues et amis)

- http://peregrinationsofperegrin.blogspot.com/2008/10/m-c-lorne.html (témoignage d’une de ses anciennes étudiantes à Brest)

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Commentaires

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Après avoir lu l'article en entier, je réalise que ma note sur le terme Haute Bretagne est en décalage avec la gravité du sujet traité.
Avec mes excuses.

 

Pour information : l'Université de Brest Métropole océane s'appelle l'U.B.O., l'Université de Bretagne occidentale, et non pas de Haute Bretagne, qui correspond à l'Ille et Vilaine mais cette expression n'est pas usitée pour ne pas froisser la sensibilité de la Bretagne occidentale (ses habitants seraient alors appelés les "Bas bretons" !).

 

Francesca Merlin intervient dans les Dossiers de La Recherche (n°33) consacré à "L'héritage Darwin", dans un entretien : "Les idées de Lamarck ne sont pas de retour" (p. 43).

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