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juillet 2008

17 juillet 2008

Mai 68, suite toujours

Blog_imec Les publications déclenchées par le quarantième anniversaire de Mai 68 ont été, on l’a dit déjà sur ce Blog des Livres, impressionnantes en nombre et souvent en qualité. Evoquons aujourd’hui les deux ouvrages de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine installé dans les solennels bâtiments de l’abbaye d’Ardenne près de Caen. Il s’agit d’une part de l’anthologie conçue par Caroline Hoctan, Mai 68 en revues (303 p., 22 €) pour laquelle on privilégiera le très beau texte de Michel de Certeau dans Etudes, « Pour une nouvelle culture – prendre la parole » : « ce ne serait désormais plus vivre que vivre en aliénant la parole ».

Blog_imec_2 L’autre ouvrage publié par l’IMEC est l’essai documentaire (un véritable genre) de l’historien d’art Jérôme Duwa, 1968 année surréaliste. Cuba, Prague, Paris (272 p., 24 €). On saura le pourquoi de ces trois villes en parcourant les innombrables documents écrits et iconographiques qui jalonnent ce voyage mouvementé et désillusionné : « Cuba n’est finalement pas l’utopie rêvée ; Prague retrouve finalement un socialisme à visage inhumain ; Paris reprend finalement le travail et fait disparaître ses barricades. »

Blog_imec_3 Au travail camarades, donc, et en compagnie de l’IMEC qui décidément fait du bon et beau travail. Dans cette suite sur Mai 68, on citera pour mémoire et pour finir (provisoirement) l’excellent travail du sociologue Jean-Louis Moreau paru « hors-commémoration », en 2005 aux Editions Recherches (sans lien avoué avec la revue du même nom) sur Les architectes et mai 68 (477 p., 38 €).

Vincent Duclert

16 juillet 2008

L'herbier des philosophes

Blog_drouin Avec L’herbier des philosophes (Le Seuil, coll. « Science ouverte », 315 p. 22 €), un livre tout à fait original et passionnant à bien des titres, Jean-Marc Drouin nous rappelle que la botanique est assurément une chose bien trop sérieuse pour que l’on puisse encore accepter de la confier aux seuls botanistes. Professeur du Muséum national d'histoire naturelle, épistémologue, historien et botaniste amateur, l’auteur nous offre ici un livre qui renoue avec ce qui fut une passion séculaire des philosophes. On y découvre une botanique devenue une espèce de « mère de toutes les batailles » : au cœur de tous les grands débats naturalistes (les théories de l’évolution par exemple), une science traversée par toutes les controverses sociales et philosophiques qui trouvent dans les plantes et leur organisation arguments et contre-arguments, une allégorie rationnelle et raisonnée tendant à une systématique du monde et des passions des hommes. Effectivement, le monde végétal offert à la vue et aux sens de tous (y compris du plus profane) dans sa diversité et sa complexité, a longtemps été une source d’observations et de méditation pour les philosophes. Cette « rencontre » a nourri la pensée d’esprits comme Leibniz, Rousseau, Goethe, Condorcet ou Comte. Dans la visite d’un jardin, dans la pratique d’herboriser ou dans le parfum de la plus modeste des fleurs ils ont trouvé à la fois le « lieu » où forger leurs réflexions et l’outil de l’analyse philosophique. Au-delà, ce livre rappellera au lecteur un principe qui peut paraître aujourd’hui bien lointain : la nature et son étude (ici le monde végétal mais cela est vrai pour les trois règnes) ont longtemps été consubstantiellement liées à toute réflexion ontologique sur l’homme. De la perte du sens de cette relation dynamique découlent sans doute bien des incompréhensions actuelles.

Arnaud Hurel, Muséum national d'histoire naturelle

15 juillet 2008

La recherche entre papier et numérique

Blog_mauss La dernière livraison de la revue semestrielle du Mauss (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) nous intéresse autant pour le thème de son dossier : « L’homme est-il un animal sympathique ? Le contr’Hobbes » (n° 31, La Découverte, 334 p., 22 €) que pour son dispositif éditorial. En effet, la version papier ne comprend pas tous les textes du numéro. Il faut se rendre à la page 11 et sa note 5 pour comprendre qu’il existe une version numérique de ce numéro, que cette version numérique est intégrale, qu’elle peut être consultable sur le portail de revues de sciences humaines CAIRN et sur le site de la revue, mais que cette version numérique n’est accessible qu’aux abonnés, et que la version papier ne propose que la moitié des textes environ. La présentation du numéro due aux sociologues Philippe Chanal et Alain Caillé dialogue avec tous les textes, qu’ils soient disponibles dans la version papier ou sur les sites mentionnés. Au lecteur de se débrouiller ensuite. Tout ce dispositif est, disons-le, très compliqué. A quoi bon faire une version papier si elle ne prétend plus être exhaustive, si elle perd son statut de référence. Autant s'en passer alors ! La Découverte nous avait habitués en tout cas à plus d’intelligence éditoriale.

Vincent Duclert

14 juillet 2008

De Gaulle chef de guerre

Blog_de_gaulle_2 En ce 14 juillet, fête nationale depuis 1880 et jour de défilé des forces armées, on évoquera la publication des actes du colloque de la Fondation Charles de Gaulle consacré à De Gaulle chef de guerre. De l’appel de Londres à la Libération de Paris 1940-1944 (Plon, coll. « Espoir », 633 p., 25 €). Les quarante collaborateurs abordent essentiellement ses responsabilités et son action en tant que chef de la France Libre. Les options strictement militaires ou stratégiques du général de Gaulle occupent une place réduite dans ce gros volume. On peut le regretter même si l’ensemble complète efficacement la somme toujours essentielle de Jean-Louis Crémieux-Brilhac sur la France Libre (Gallimard, coll. « La suite des temps », 1998, 969 p., rééd. 2001, 2 tomes, coll. « Folio histoire », 22 €). Certes, le général de Gaulle n’a cessé d’affirmer à Londres puis à Alger la suprématie du politique sur le militaire. Il n’en a pas moins été un chef militaire à la tête d’une armée très exceptionnelle, formée de quelques officiers et soldats de carrière et de beaucoup de civils ayant choisi le combat pour une certaine idée de la France. La section de l’ouvrage consacrée à cette thématique, « Combattre », est des plus réduite même si au demeurant intéressante avec les contributions de Claude d’Abzac-Epezy, André Martel et Julie le Gac. Au moment où s’épanouit une historiographie du fait guerrier, soulignée par la parution en mars dernier de l’essai très réussi de Stéphane Audouin-Rouzeau, Combattre (Seuil, coll. « Le nouveau monde », 2008 : compte rendu sur le Blog des Livres par pascal Acot, le 3 avril, page 10), on peut s’en étonner. On se consolera toutefois avec l’étude liminaire de Philippe Oulmont sur les « hauts lieux » du Général dont certains qu’il n’a jamais vus mais souvent exaltés, « tels Koufra ou Bir-Hakeim ».

Vincent Duclert

12 juillet 2008

Le chercheur et le dictateur

Blog_seurat Le président Bachar el-Assad arrive aujourd’hui en France, à l’invitation de son homologue Nicolas Sarkozy. Il assistera au défilé du 14 juillet sur les Champs-Elysées. Le père de l’actuel président syrien, Hafez el-Assad, avait couvert sinon commandité l’assassinat de l’ambassadeur de France au Liban Louis Delamarre, abattu le 4 septembre 1981 à Beyrouth près d’un barrage syrien à l’époque où la France s’opposait durement au « protecteur » du Liban. Idem pour l’attentat contre l’immeuble « Drakkar » des casques bleus français du 23 octobre 1983. Mais on insistera ici, dans ce Blog des Livres/La Recherche, sur le destin du chercheur Michel Seurat. Sociologue et politiste spécialiste de la Syrie, recruté en 1981 par le CNRS, en poste à Beyrouth au Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain, chercheur intrépide qui déménagea la bibliothèque du CERMOC en pleine invasion de Beyrouth par l’armée israélienne durant l’été 1982 ou qui choisit les terrains d’étude les plus périlleux et les plus nécessaires, il avait publié en 1983 un ouvrage sur Les Frères musulmans (Gallimard) en collaboration avec Olivier Carré.

Blog_seurat_carr Cet ouvrage a été réédité en 2002 chez L’Harmattan. Michel Seurat avait rédigé, sous le pseudonyme de Gérard Michaud, les chapitres consacrés à la Syrie soulignant particulièrement la répression implacable de la révolte islamiste de la ville d’Hama, répression conduite à l’automne 1981 par le frère d’Hafez el-Assad, Rifaat. L’identité de l'auteur avait été rapidement dévoilée, attirant sur lui l’attention des services secrets syriens et des alliés au Liban du Hezbollah. Ceux-ci décidèrent alors de son enlèvement, le 22 mai 1985 sur la route de l’aéroport de Beyrouth. L'opération fut réalisée par le Jihad islamique, une organisation téléguidée par le Hezbollah lui-même contrôlé par le pouvoir syrien. Le 5 mars 1986, ses ravisseurs annoncèrent « l’exécution du chercheur espion spécialisé Michel Seurat ». Gilles Kepel et Olivier Mongin, qui éditèrent en mai 1989 le recueil de ses principaux articles de recherche sous le titre L’Etat de barbarie, rappelèrent la vérité : « Il avait en réalité succombé plusieurs mois auparavant, après une longue agonie consécutive aux mauvais traitements et au manque de soins, otage au fond d’une geôle libanaise. Mais la guerre du mensonge – ce ressort du terrorisme moyen-oriental – demandait que la mort de Seurat fût mise en scène. »

Blog_hamit La dictature d’Hafez el-Assad avait été mise à nue par ce jeune chercheur français né en 1947 à Bizerte en Tunisie et qui apprit tout autant de ses études en France à Lyon que du terrain du sociologue à partir de son installation à Beyrouth en 1971. Dans L’Etat de barbarie –que les éditions du Seuil seraient avisées de republier – il s’attache à comprendre la tyrannie moyen-orientale à travers l’exemple syrien des années 1979-1982. Il développe aussi des axes de recherche essentiels sur la relation entre la ville fragmentée et la violence politique. Ses travaux demeurent des références vivantes comme en témoigne l’étude de Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De l’empire ottoman à Al-Qaida parue le mois dernier aux éditions La Découverte (324 p., 24 €) : le nom de Michel Seurat n’y est pas seulement présent en tant que victime de la violence politique mais surtout et d’abord comme sociologue engagé, dont les travaux, plus de vingt ans après leur conception, demeurent des outils précieux pour comprendre ce phénomène général de la violence politique.

Blog_seurat_marie La mémoire de Michel Seurat-chercheur n’a donc pas totalement disparu. On la trouve aussi dans le livre émouvant que sa femme Marie lui a consacré en 1988, Les Corbeaux d’Alep (éditions Lieu Commun, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1989, 253 p., 5,10 €), et dans l’amitié d’un autre et brillant orientaliste, Jean-Pierre Thieck qui devint par la suite correspondant du Monde à Istanbul (une amitié rappelée à la fois par Marie Seurat, et par Gilles Kepel dans la préface à Jean-Pierre Thieck, Passion d’Orient, Karthala, 1992, p. 7-9). Le CNRS n’oublia pas non plus son agent et créa en juin 1988 les Bourses Michel Seurat pour « honorer la mémoire de ce chercheur, du spécialiste des questions islamiques, disparu dans des conditions tragiques. Ce programme vise à aider financièrement chaque année un jeune chercheur, français ou ressortissant d'un pays du Proche-Orient, contribuant ainsi à promouvoir connaissance réciproque et compréhension entre la société française et le monde arabe ». Son nom et son exemple ont contribué à faire des études moyen-orientales contemporaines un objet à part entière et profondément scientifique malgré ses implications politiques immédiates. En 2006, le Hezbollah révéla le lieu où le corps de Michel Seurat avait été hâtivement enterré.

Blog_seurat_villepin Le 7 mars 2006, sa dépouille rentrait en France. Le premier ministre Dominique de Villepin présida une cérémonie en présence de la famille de Michel Seurat, de sa femme et de ses deux filles Alexandra et Laetitia qu'il avait à peine connues, surtout la dernière. Le 12 février 2008, Imad Moughnieh, un des chefs militaires du Hezbollah, responsable présumé de la vague d’attentats et d’enlèvement d’occidentaux au Liban durant les années 1980 périssait dans l’explosion de sa voiture, à Damas où il était réfugié. Les services secrets israéliens ont démenti avoir été à l’origine de sa mort qui le soustrait définitivement à un jugement devant un tribunal. Selon des renseignements dignes de foi, l’assassinat de l’ambassadeur de France Louis Delamarre n’est pas resté non plus impuni.

Blog_seurat_film En 2009, le Cinéma du réel (www.cinereel.org) présentera le film du cinéaste Omar Amiralay, Par un jour de violence ordinaire, mon ami Michel Seurat. Pour l’heure, le fils de Hafez el-Assad ne semble pas prêt de reconnaître les responsabilités de son pays, et de son père, dans le terrorisme d’Etat qui caractérisa son pays durant plusieurs décennies. Interrogé par Le Figaro (8 juillet 2008), il rappela que le chemin de la démocratie « est un long chemin qui peut durer une ou plusieurs années. Il dépend de la culture, des traditions, des conjonctures politiques et économiques, et d’autres conditions régionales et internationales. Nous avons effectué plusieurs pas dans ce sens. » La démocratie est clairement sous conditions, et ce n’est pas de très bonne augure. Du reste, il semble (d’après Mediaarabe.info) que Le Figaro ait refusé de publier une tribune des proches de Louis Delamarre, en hommage à l’ambassadeur assassiné. Mais prenons acte des déclarations de Bachar el-Assad. Et formons le vœu que les prisonniers politiques enfermés en Syrie, dont de nombreux chercheurs, puissent recouvrir sans délai la liberté.

Vincent Duclert

11 juillet 2008

L’innovation au prisme de la communication

Blog_herms « Le génie, c’est 1% d’inspiration et 99% de transpiration. » On connaît le mot de Thomas Edison. On sait moins qu’il est repris dans le dernier numéro de la revue Hermès (« Communiquer-Innover. Réseaux, dispositifs, territoires », Nicole D’almeida, Pascal Griset et Serge Proulx [dir.], nº 50, 2008, 220 p., 25 €). Dans le contexte sociopolitique actuel de la recherche en France, deux axes de réflexion, parmi d’autres, se dégagent de la vingtaine d’articles à lire. Le premier, à l’ère de la politique nationale des pôles de compétitivité, consiste en une remise en question d’un rapport déterministe entre proximité géographique et innovation et, corollairement, en une redéfinition de la notion de proximité au-delà de la seule dimension géographique. Les « réseaux interpersonnels sont la cause principale des effets de proximité » et non l’inverse, analyse le sociologue Michel Grossetti à propos des relations entre laboratoires de recherche publics et industries (pp. 21-27). Les pôles de compétitivité, « ressource de médiation » parmi d’autres, viennent s’ajouter, sans jamais constituer grâce au seul rapprochement physique un réservoir de success stories : « la proximité géographique n’est pas en elle-même un facteur de coordination : elle doit être activée par l’existence d’une proximité organisationnelle et/ou institutionnelle. » (Christophe Carrincazeaux et al., pp. 29-37) Ces deux contributions ainsi que celle de Denis Carré et al. (pp. 39-46) proposent en somme une conception élargie de la notion de proximité, « ramenée à un contexte d’interactions » impliquant simultanément différents types de proximité (proximité géographique, proximité institutionnelle, proximité organisationnelle, proximité cognitive). Le deuxième ordre de réflexion concerne la montée en puissance des logiques collaboratives et des utilisateurs-innovateurs dès les premières heures du développement de l’innovation jusqu’à sa généralisation. Montée en puissance que l’on apprécie d’observer dans une perspective historique avec Benjamin Thierry (pp. 91-98) qui revient sur les controverses au sein de l’Inria concernant l’Ergonomie et la prise en compte « d’un utilisateur clairement identifié comme novice » ou encore avec Pierre Doray et al. (pp. 131-138) qui observent plus généralement l’élargissement progressif du cercle des participants possibles à l’innovation technique d’Edison à nos jours. Sur ce terrain, le secteur des NTIC et les « militants du code » sont à l’honneur. Christophe Aguiton et Dominique Cardon, notamment, reviennent sur deux dispositifs pour « innovations ouvertes et collaboratives » dans le cadre du Web 2.0, les barcamps et les working places (pp. 77-82). Faut-il regretter que cette actualité de la recherche parvienne au moment des vacances ? Avant ou après, il sera toujours temps de l’apprécier.

Julie Bouchard, Université Paris 8-Iut de Montreuil

10 juillet 2008

Le système Toyota

Blog_toyota On débat aussi beaucoup ces temps-ci du travail, de ses mutations, de la rénovation de sa « valeur », de l'allongement de sa durée, de la hausse attendue de sa rémunération, de la dégradation aussi des conditions faites aux salariés et employés, de la tension accrue des relations au sein de l’entreprise, de l’usine, de l’atelier, des bureaux. Un témoignage du journaliste Satoshi Kamata a été traduit et publié par les éditions Démopolis il y a quelques semaines (Toyota, l’usine du désespoir, 257 p., 21 €). Ce célèbre investigateur japonais s’est fait embaucher durant cinq mois comme ouvrier chez Toyota à Nagoya. La question posée par le livre et l’enquête est celle de la déshumanisation complète et systématique de celui ou celle qui travaille. « La chaîne humaine et la chaîne robotisée accomplissent finalement le même travail. Ce n’est pas la machine qui copie les hommes, c’est l’homme qui est au service de la machine. En plus, c’est la lutte entre eux. C’est la fierté des travailleurs qui est foulée aux pieds, réduite à néant. » Les premières pages du livre s’ouvrent sur l’arrivée à l’usine et l’attribution d’un matricule. « Sur le registre qui détermine ce numéro matricule est écrit : ‘Le matricule de travail est un numéro qui, dans l’entreprise, est utilisé pour remplacer le nom.’ ». Le système Toyota est ainsi dirigé vers la perte de dignité et de statut de l’ouvrier. Paul Robin, dans la préface du livre, évoque une autre enquête, celle de Masuo Yohota, sur le centre de distribution d’Amazon près de Tokyo. « Sur 400 personnes employés sur le site, une dizaine seulement sont des salariés d’Amazon ». Les autres sont des intérimaires. Le journaliste a estimé que « cette situation est pire qu’à ‘Toyota, l’usine du désespoir’, puisque aucune embauche n’étant possible, les intérimaires ne peuvent même plus désespérer de l’entreprise. » Dans cet univers rationalisé et effrayant, la plupart des droits fondamentaux sont niés dont « le droit à une libre prise de parole pour ses acteurs ». Puisse alors, comme l’écrit Paul Robin, « cette réédition contribuer à un débat de fond sur cet enjeu ». On ne peut que le souhaiter effectivement.

Vincent Duclert

09 juillet 2008

L'intellectuel et le savant

Blog_revue_des_revues Alors que l’on débat ces temps-ci du rapport des intellectuels avec le pouvoir politique, on pourra se rapprocher de la dernière livraison de la Revue des revues, sous-titrée « histoire et actualité des revues » et éditée par l’association Ent’revues avec la collaboration de l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (144 p., 15,50 €). Ce numéro 40 contient en effet un article de Christophe Prochasson sur « Léon Werth, l’intellectuel vrai ». Ecrivain du début du (XXe) siècle, marqué par le bouleversement de l’affaire Dreyfus, Léon Werth fut « un acteur important d’un temps où écrivains, essayistes et, plus généralement hommes à idées, tentèrent de conférer un nouveau cours à la vie intellectuelle en organisant tout un réseau de petits périodiques dont la mémoire a sous doute été quelque peu occultée par l’écrasante fortune de La Nouvelle Revue Française », écrit l’historien. On s’intéressera à la tentative du chercheur de saisir la vérité – même italique - de l’intellectuel, d’autant plus précieuse à concevoir en ces temps troublés pour les intellectuels et leur fonction critique de moins en moins évidente ou reconnue. Voici quelques critères du vrai (intellectuel) relevés par Prochasson dans son étude de Léon Werth : souci de la critique sociale et refus du conformisme des trajectoires comme des vaines rhétoriques universitaires (LW récuse les conseils de son oncle, le philosophe Frédéric Rauh, qui lui enjoignait de préparer l’Ecole normale supérieure dont lui-même était issu, ceci afin d’écrire), volonté de démystifier les « savants » et leur prétention à dire la vérité au-delà de leurs sphères de spécialisation, refus des idées générales et des abstractions fumeuses qui caractérisent selon Werth tant de sommités installées telles Paul Claudel, une de ses têtes de Turcs, ou bien Maurice Barrès, dégoût pour le déversement incontrôlés des émotions et appel au contrôle de soi, préférence pour la critique sans concessions, choix de l’inquiétude comme hygiène de vie et de pensée. « Même dans l’ordre de la connaissance, la certitude est mauvaise conseillère », commente l’historien. Et de citer Werth : « Par définition, la philosophie comme l’histoire sont des recherches. Elles nous intéressent par la position neuve d’un problème, par l’acquisition d’une certitude nouvelle. Et encore le mot de certitude est bien grossier. Tout au plus un savant autorise-t-il notre esprit à adopter, devant les faits, telle ou telle attitude provisoire. C’est cette recherche d’équilibres, variables et successifs, qui nous émeut en lui. »

Blog_revue_imec Au fond, il n’est peut-être pas certain que Léon Werth se soit reconnu dans son portrait en « intellectuel vrai ». Mais c’est une autre histoire. De toute manière, le chercheur n’a pas à demander d’autorisation à son objet. On ne peut que ici constater ce retour de la quête du vrai et du sens au milieu des incertitudes, des inquiétudes et des inactions paresseuses. On profitera enfin de ce post pour signaler l’ouverture prochaine d’une exposition de l'IMEC, en partenariat avec Ent’revues sur « Une décennie de revues 1968-1978 », Le vieux monde est derrière toi (ce qu’auraient pu dire Werth et ses amis dans les années 1900), à l’abbaye d’Ardenne, l’exceptionnel centre d’archives, de documentation et de recherche que l’IMEC possède près de Caen.

Vincent Duclert (NB : les italiques sont désormais de rigueur)

08 juillet 2008

Oroonoko, Prince et Esclave

Blog_schaub Oroonoko, l’histoire tragique d’un prince guinéen vendu comme esclave au Surinam, fut publié par Aphra Behn, l’une des premières femmes de lettres anglaise, en 1688. (Signalons que la traduction française de La Place, 1689, vient d’être rééditée : Oronoko, l'esclave royal, éd. établie et préfacée par Bernard Dhuicq, postface de Françoise Vergès, La Bibliothèque, 2008.) Plus de trois cents ans plus tard, le roman complexe de Behn (qui ne se lit pas comme u n roman abolitionniste) suscite un véritable engouement critique dans les différents courants de recherche dits post-coloniaux comme le démontre l’essai de l’historien Jean-Frédéric Schaub, Oroonoko, Prince et esclave, Roman colonial de l’incertitude (Seuil, coll. La librairie du XXIe siècle, 2008, 190 p, 20€). Pour sa part, Schaub cherche à réinscrire l’œuvre de Behn dans un ensemble de traditions textuelles et d’expériences historiques en identifiant certaines références disponibles pour l’auteure et ses lecteurs contemporains. Quatre thèmes sont explorés: l’esclavage et des conditions serviles (pratique africaine et traite atlantique euroaméricaine); les scarifications de l’héroïne du roman (analogue aux peintures corporelles chez les Pictes : voir les illustrations en couleur) ; la dégénérescence et la barbarie des Européens (à partir de l’exemple des « sauvages irlandais », qui formaient avec les Noirs, la principale communauté « étrangère » visible à Londres au XVII siècle) ; et l’historicité des distinctions raciales dans les sources intellectuelles de l’époque (les théories des climats et de la malédiction biblique de Cham). Comme le démontre Schaub, les ambivalences dans le texte de Behn, où les différences entre Européens et Africains sont réduites, révèlent l’instabilité des conceptions raciales à la veille de la Glorieuse Révolution en Angleterre. Le décentrement du sujet chrétien (la narratrice d’Oroonoko : rappelons qu’il s’agit du premier roman en langue anglaise), évoqué par Schaub dans sa conclusion, contribue aussi à la production d’un texte étonnamment ouvert aux résonances multiples et sur lequel la réflexion mériterait d’être poursuivie.

Renée Champion, CHSIM, EHESS

07 juillet 2008

Michael Pollak

Blog_pollak Michael Pollak, élève émancipé de Pierre Bourdieu, disparu prématurément à l'âge de 44 ans en juin 1992, est un nom que l’on retrouve fréquemment dans les sciences sociales d’aujourd’hui. Viennois installé en France depuis 1971, sociologue rattaché à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il mena des travaux importants sur la modernité viennoise, sur l’expérience concentrationnaire, sur le sida, sur mai 68, sur l’histoire et la sociologie des sciences (jusqu'au nucléaire). Un ouvrage, dirigé par la sociologue Liora Israël (EHESS) et l’historienne Danielle Voldman (EHESS), rend hommage à cette œuvre foisonnante, empirique aussi bien qu’épistémologique, marquée du sceau d’une sociologie critique sans frontières (Michael Pollak. De l’identité blessée à une sociologie des possibles, Complexe, coll. « Histoire du temps présent », 2008, 266 p., 25 €). Parmi les nombreux chercheurs associés à l’entreprise, Luc Boltanski souligna l’impact intellectuel de Mai 68 sur le parcours de Michael Pollak. Il « était un intellectuel européen héritier de la grande tradition à la fois humaniste et critique qui s’est développée en Allemagne et en Europe central au cours du XXe siècle […]. Mais, sur ce fond commun, sa pensée et sa personnalité doivent beaucoup à l’atmosphère intellectuelle commune à celle de nombre des lieux où s’invente la sociologie au tournant des années 1960-1970. Cette atmosphère est d’abord marquée par l’extraordinaire ouverture du champ des possibles suscitée par Mai 68. Michael Pollak était un jeune intellectuel issu de Mai 68. »

Vincent Duclert